Ce vendredi 6 décembre, Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui propose sa cinquième conférence de l’année. Comme cela a déjà été le cas à plusieurs reprises, Isabelle Varloteaux, attachée de conservation au Musée de Grenoble, fait à l’association l’honneur et l’amitié d’aborder un sujet en lien avec l’actualité dudit musée. Sous le titre Les secrets d’une exposition : Picasso au cœur des ténèbres, Isabelle va, dans une alchimie dont elle a le secret, harmonieusement conjuguer approche érudite et sensibilité.
Après avoir brièvement présenté sa mission au Musée de Grenoble elle éclaire le contexte qui entoure la tenue de cette exposition. L’occasion est donnée de rappeler la célébration du centenaire de la prise de fonction de l’un des conservateurs emblématiques du musée, Andry-Farcy, conservateur de 1919 à 1949. Ce dernier, en 1921, obtient de Picasso le don d’un tableau pour les collections du musée : le tout premier tableau de l’artiste à entrer dans une collection publique française. Réalisée en partenariat avec le Musée national Picasso de Paris, cette manifestation se propose de faire découvrir la vie et l’oeuvre de Pablo Picasso durant l’Occupation (1939-45).
Pablo Picasso (1881-1973) : un homme, une vie, une légende
Il est bien difficile de présenter en quelques mots le long parcours de vie et l’incroyable fécondité créatrice de Pablo Picasso. Artiste peintre, dessinateur, graveur, sculpteur, il laisse une œuvre monumentale : plus de 50 000 pièces recensées. A titre indicatif, voici quelques repères très généraux sur les étapes qui ont précédé les « ténèbres » de 1939-1945. Artiste précoce, Picasso peint son premier tableau à 8 ans. Il s’installe à Paris en 1901. S’ensuivent la « période bleue » (1901-1904) et la « période rose » (1904-1906). Entre 1907 et 1914, Picasso réalise avec Georges Braque des peintures dites cubistes (Les demoiselles d’Avignon en 1907). Son oeuvre est ensuite marquée par le surréalisme et le pacifisme (Guernica en 1937). Picasso a passé l’essentiel de sa vie en France mais il a gardé la nationalité espagnole.
L’exposition de Grenoble : les années noires, un espagnol à Paris, un artiste engagé
L’exposition de Grenoble met le projecteur sur les années sombres de la guerre avec un double objectif : montrer l’œuvre de Picasso et, grâce à un travail spécifique d’archives, faire avancer la connaissance sur cette période artistique dans la vie de son auteur. Le peintre ne peint ni la guerre ni l’histoire mais il donne à son œuvre tous les moyens pour exprimer la souffrance humaine : utilisation de symboles, déshumanisation des personnages, choix particulier de couleurs, compositions et sujets atypiques ou choquants… Picasso vit à Paris, isolé, et son art est considéré comme faisant partie de cet « art dégénéré » mis à l’index par les nazis. C’est donc un artiste étranger, presque seul et fragilisé, soumis aux privations comme tout un chacun. Paradoxalement, dans le même temps, son œuvre est découverte et appréciée aux Etats-Unis, ce qui lui apporte une reconnaissance précieuse outre-Atlantique.
L’exposition de Grenoble présente 150 œuvres et objets selon un accrochage chronologique, mais pour la clarté de son exposé Isabelle donne quelques pistes thématiques qui peuvent être utilisées comme des « entrées » dans l’œuvre du peintre pour la période 1939-1945.
L’animal symbole de l’âme humaine
Le chat qui dévore un oiseau est une métaphore de la violence et de la souffrance. On retrouve également le coq, le condor, la chouette, le taureau et L’Homme au mouton, une sculpture traitée de manière classique. Picasso montre ainsi que l’art classique n’est pas l’apanage des nazis.
La guerre n’est jamais montrée mais dénoncée
Picasso utilise les natures mortes et en particulier les vanités qui sont des représentations allégoriques de la mort, (crâne de mouton 1939, tête de taureau 1942). Ces dernières invitent à méditer sur la fragilité de l’existence. A travers ces natures mortes il exprime également la nostalgie de son enfance (mer, crustacés, poissons) et la dureté de la période de disette (crâne avec poireaux, nature morte aux radis). Au-delà des symboles, les légumes deviennent de véritables acteurs de ses œuvres.
Le peintre et son modèle
De 1939 à 1945, Picasso vit avec Dora Maar, égérie surréaliste devenue son amante, sa muse et son modèle. C’est une femme peintre, une photographe qui connaît le milieu intellectuel et artistique parisien. Dans les tableaux de Picasso les visages de Dora traduisent la déshumanisation. Cette période est riche en tableaux et dessins où Dora et son lévrier afghan Kazbeck semblent avoir été associés en une même figure.
L’Aubade, un tableau-manifeste
Ce tableau, très puissant, représente un atelier clos et reprend la thématique de l’odalisque (Cf. La Grande Odalisque d’Ingres en 1814). Il faut s’arrêter sur les deux femmes qui sont au cœur de la composition, l’une allongée, l’autre assise sur une chaise. Cette dernière est une musicienne qui ne joue pas de son luth. Celui-ci, sans corde, est d’ailleurs réduit au silence. Les deux personnes immobiles et déshumanisées ne semblent plus vivantes. L’Aubade est une œuvre forte qui évoque l’aspect tragique de l’époque et de la destinée humaine. Si Picasso n’a pas été un Résistant en armes, on peut considérer qu’au travers d’œuvres telles que l’Aubade il a résisté en maintenant la force de l’humanité dans une période où d’autres s’acharnaient à la détruire.
Viendra ensuite l’engagement politique et surtout l’engagement pour la Paix avec notamment les déclinaisons faites autour de la Colombe de la Paix, réalisée en 1949 pour l’affiche du Congrès Mondial des Partisans de la Paix.
A Saint-Vérand, ce 6 décembre 2019, de longs et chaleureux applaudissements remercient Isabelle pour sa belle prestation, passionnante et riche en informations. Une conférence qui, indéniablement, va donner envie d’aller voir (ou revoir !) l’exposition du Musée de Grenoble et qui fait honneur à la vocation culturelle de Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui.