Au Mas du Barret nous avons institutionnalisé quelques « jumelages ». Il en est un qui nous tient à cœur : celui avec AUZET, charmante petite commune des Alpes de Haute-Provence. Nous ouvrons aujourd’hui une série de cinq chapitres sur le tableau du martyre de Saint-Barthélemy et de Saint-André exposé dans l’église du village.
Note liminaire
Les quelques pages qui vont suivre n’ont pu être rédigées que grâce aux photographies et à la pertinence du regard de Monsieur Pasquin Cristofari d’Auzet, aux notes fournies par Louisette Jolland et à l’entregent de son époux Michel qui sut ouvrir les bonnes portes, ainsi qu’au travail de Alain Bouyala et Daniel Thierry : « Guide historique du patrimoine religieux du Pays de Seyne », sans oublier le site http://dignois.fr et quelques autres moins bien documentés mais dont il serait injuste de ne pas reconnaître l’utilité.
Les informations péchées ici ou là sur Fidèle Maria Patritti ne permettent pas de garantir la validité des hypothèses avancées dans cet article. Elles ne sont que l’écho d’une rencontre au long cours avec un tableau lointain et son auteur, dont l’ombre est restée cachée dans la petite église d’Auzet.
Précisons en outre que toute l’analyse est axée sur le tableau lui-même. Elle n’a cherché ni à vérifier ni à remettre en perspective l’hypothèse du « Guide » que nous venons d’évoquer selon laquelle le tableau d’Auzet est « attribué » à Fidèle-Maria Patritti. Nous savons que ce dernier avait un frère, lui aussi peintre, lui aussi exerçant dans la même région à la même époque. Ce serait un autre travail que chercher à départager leurs travaux. Nous espérons qu’un historien ayant le goût de l’art s’y risquera un jour. Pour nous, peu importe, nous avons nommé « notre » peintre Fidèle-Maria Patritti. Quel que soit son nom, s’il n’est celui-ci, l’œuvre reste et nous n’avons rien à changer de ce que nous en disons.
Le martyre de saint Barthélemy et de saint André – Peinture de Fidèle Maria Patritti en l’église d’Auzet (photo Pasquin Cristofari)
Chapitre 1 Barthélemy la chair à vif
Selon les auteurs du « Guide historique du patrimoine religieux du Pays de Seyne », qu’on a tout lieu de croire, cette toile, « Le martyre de saint Barthélemy et de saint André » qu’on aperçoit lorsqu’on s’en donne la peine dans la vieille église d’Auzet, serait due au peintre Fidèle Patritti (1811- 1867). Patritti, peintre « itinérant » auteur de nombreuses peintures dans les églises de la région, dont un autre « Martyre de saint Barthélemy » à Moriez, daté de 1859 selon la fiche renseignée par le Service de l’Inventaire général du patrimoine culturel Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Mais ce tableau est pour l’instant inaccessible. La toile d’Auzet serait antérieure, le « Guide » la situe en 1848, ce qu’une observation rapide peut, sinon confirmer, du moins ne pas infirmer. La façon de peindre les visages, avec un profil « à la grecque », le nez prolongeant le front, ainsi que le souci de placer les personnages dans un décor architecturé (ici sur trois niveaux) afin de donner plus de clarté au récit, semblent hérités d’un idéal néo-classique. Par contre la tonalité globale de l’œuvre, étant admise une certaine maladresse dans l’exécution, la représentation des corps en particulier, relève d’autres codes, plus proches de ceux qu’un romantisme populaire a pu diffuser : moins de retenue, plus d’expressivité, des passions exacerbées. Ici la cruauté c’est la cruauté, le sang c’est le sang ! Nous sommes plus proches de l’esprit du mélodrame que du théâtre de Victor Hugo.
Barthélemy la chair à vif
Sans doute Fidèle Patritti a-t-il souhaité signifier aux paroissiens fréquentant cette église de village que le saint auquel elle est dédiée a subi un martyre d’une cruauté absolue : il a – c’est en tout cas ainsi que le martyrologue chrétien en conserve mémoire – été écorché vif ! Le tableau ne triche pas. A la manière dont on ôte la peau d’un animal qu’on a abattu (mais l’animal est mort !) le bourreau arrache la peau de ce malheureux, qu’il a préalablement découpée avec un couteau qu’il tient entre les dents ; le détail est trivial, mais il est expressif : il faut bien les deux mains pour détacher de la chair une peau encore vive, encore chaude ! Le visage du bourreau, dont le regard est celui d’un fauve fixant sa proie, trahit en même temps l’intensité de l’effort et l’indifférence à l’égard d’une victime perçue seulement comme le support d’un geste technique difficile. Le moins qu’on puisse dire est que la scène est d’un réalisme inattendu dans un lieu de prière. Cette tâche de chair à vif, sanglante, doit créer une atmosphère particulière au moment du sacrifice de la messe.
Le supplice de Barthélemy, on s’en doute, n’a pas été sans inspirer les peintres au cours de l’histoire. Cependant, on connaît peu de représentations aussi crues : l’artiste laisse généralement au spectateur le soin d’imaginer les détails concrets. Ce que Patritti sait faire par ailleurs : il est possible de voir en l’église de Saint-André-les-Alpes (sur les bords du lac de Castillon), une sainte Agathe tout en pudeur : le bourreau, s’il tient les tenailles à la main, n’a pas encore dénudé le buste qu’il va supplicier. Parmi les plus proches de la brutalité que le peintre s’est permise à Auzet seraient Alessandro Casolani (en 1604) qui ne rechigne pas à montrer le couteau taillant dans un bras, faisant jaillir le sang ou Omer Charlet, contemporain de Patritti, qui remplace le couteau par une tenaille (tableau présent à La Rochelle, Eglise saint Barthélemy). Sinon, le plus connu sans doute des Barthélemy de l’histoire de la peinture se trouve au plafond de la Chapelle Sixtine : Michel-Ange le montre tenant sa peau à bout de bras, pendue dans le vide. La forme du visage y est restée incrustée : on a voulu voir en elle un autoportrait de Michel-Ange lui-même. Qui se serait ainsi montré, mais la métaphore nous paraît quelque peu anachronique, en « écorché vif »…. Pour mémoire, évoquons un « écorché vif » entré dans l’histoire de la peinture, celui de Gérard David (vers 1598). Il ne s’agit pas de Barthélemy, précisons le, mais Patritti pourrait s’en être inspiré. D’abord parce qu’on y voit au premier plan – de façon très réaliste aussi – la jambe ensanglantée du supplicié (chez Patritti ce sont le bras et le torse), et ensuite parce qu’à l’arrière plan se situent de nombreux témoins qui paraissent absolument indifférents à la barbarie du spectacle.
Vous avez des yeux et vous ne voyez pas
Or, c’est un des éléments scéniques les plus forts du tableau d’Auzet : lorsque l’œil, d’abord attiré vers le couple constitué par le corps blanc et rouge sang du saint martyr et celui de son bourreau, se détourne horrifié, il aperçoit au premier plan, dans l’angle gauche, mais mangés par l’ombre, deux comparses. Deux soldats, certainement chargés de veiller à la bonne exécution de la sentence. A la droite de l’un est jetée au sol une lance (elle crée un effet de diagonale et, surtout, sa lame d’acier, tranchante, proche de Barthélemy, intervient comme un rappel du supplice qu’il subit). Sur la tête de l’autre on aperçoit un casque. Tous deux se désintéressent de ce qui se passe devant eux. L’homme au casque se tient la tête en regardant son voisin, soit sur le point de s’endormir, soit paraissant s’ennuyer au plus point ! L’autre se tient la jambe comme lorsqu’on essaie, dans une position inconfortable, de se caler du mieux possible. Il leur tarde sans doute que tout soit fini et qu’ainsi s’achève leur temps de service. Le procédé n’est pas nouveau, les peintres classiques l’ont souvent utilisé pour faire ressortir, par contraste, la brutalité ou l’importance du sujet central. Avec un message qui s’adresse à nous, les contemplateurs de l’œuvre : « soyez vigilants, il se passe près de vous, sous vos yeux, des événements majeurs : des actes barbares, des faits qui vont peser sur l’ordre du monde. Sur votre existence. Et vous ne les voyez pas ! ». Le message vaut plus que jamais, on en conviendra…
Il existe dans la petite église de Sansepolcro en Toscane un tableau (1463) de Piero della Francesca, qu’Aldous Huxley disait être « la plus belle peinture du monde ». Il s’agit d’une Résurrection. Toute la force du tableau, sa mystérieuse beauté, repose sur un paradoxe visuel : Jésus se dresse au dessus de son sarcophage, le regard fixé sur nous. A ses pieds, sur le devant de la toile, les quatre soldats affectés à la garde du tombeau dorment ou s’abandonnent au sommeil. De ce fait inouï, surréel, dont la représentation nous fascine, ils n’ont rien perçu. Ils n’en voient rien. De même, les soldats qui jouent aux dés la tunique du Christ dans la Crucifixion d’Andrea Mantegna (1549) ne se préoccupent en rien du drame qui se joue au dessus d’eux. Patritti a retenu la leçon : en niant dans le tableau même, par le biais de figures distraites ou indifférentes, l’idée forte autour duquel il se construit, elle lui échappe et vient se jeter au devant du spectateur. Le supplice de Barthélemy nous paraît d’autant plus insupportable que les deux soldats ne lui prêtent aucune attention. Face à ce mépris et cette indifférence, nous nous sentons le devoir de faire nôtres la souffrance et le sacrifice du saint apôtre.
Jacques Roux