Elle ne paye pas de mine. On ne sait trop depuis quand elle enjambe « sa » rivière, ni qui l’a voulue, ni qui l’a construite. Dans les années 50 du siècle précédent elle était déjà là, et déjà plus toute jeune. Les mamans racontaient de sombres histoires dans lesquelles elle jouait un rôle majeur ; histoires mystérieuses, toujours nocturnes, avec grand vent, avec bourrasques et silhouettes menaçantes figées en son milieu, guettant le malheureux promeneur. Mais qui se promènerait, de nuit, par grand vent et dans la tempête ? Les histoires des mamans manquent de logique. Peut-être parce qu’elles ne les ont pas inventées elles-mêmes (pour empêcher leur marmaille d’aller faire des acrobaties sur ce fragile édifice), et qu’elles-mêmes, petites filles, avaient entendu ces fichues histoires et terrifiées les avaient enfouies au plus profond de leur mémoire ? Puisque les mamans aussi étrange que cela puisse paraître ont été petites filles et que ce qu’elles redoutent pour leurs enfants, elles l’ont parfois redouté pour elles-mêmes. Quoi qu’il en soit des sautes de vent qui vous emportent un gaillard comme un fétu de paille, ou des fantômes obscurs guettant une proie vive pour se refaire une santé, la passerelle, la petite passerelle, mal fichue, pas engageante pour un sou, continue de traverser les années, les générations, sans s’affoler plus que nécessaire des crues rarissimes, mais si violentes, de la Cumane, des gels féroces, des neiges lourdes, de la grêle et des grands vents… Bon pied, bon œil, elle vous accompagne encore et encore de l’autre côté.
L’autre.
La passerelle va toujours de « l’autre côté ». C’est sympathique mais un rien inquiétant : aussi bien ne faut-il pas chercher plus loin la raison des sombres légendes qui l’entourent. On ne sait jamais ce qui nous attend « de l’autre côté ».
Jacques Roux