Ces dernières années nous avons rassemblé des témoignages multiples sur la vie d’autrefois. Nous nous proposons d’en publier quelques-uns parmi les plus significatifs. Un peu comme si nous affichions au-dessus de la cheminée quelques photos des personnes à qui nous tenons. Sans trier ni chercher à courtiser l’air du temps. Juste pour préserver des souvenirs précieux.
Ce 13 juin 2017, nous rencontrons madame Emma Mounier à Saint-Marcellin. Emma, disponible et souriante, connaît l’objet de notre visite. Elle nous attend et elle se réjouit à l’idée d’évoquer son enfance dans la forêt alors qu’elle participait, avec sa famille, à la production de charbon de bois. Elle nous montre deux ouvrages qui traitent du sujet, Je suis né charbonnier dans le Vercors, et l’Appel des Coulmes. Puis, en toute simplicité, elle entre dans le vif du sujet : « de 12 à 17 ans, j’ai travaillé aux Coulmes, à Cornouze vers Saint-Julien-en-Vercors, au Mont-Noir vers Léoncel, au-dessus de Châtelus. Pendant la guerre j’ai travaillé aussi vers Vienne, en forêt ».
Des origines italiennes
Cette évocation la ramène, certes à son enfance, à sa famille, mais aussi à ses origines italiennes : « je pense à mon papa, à ma maman, à ma sœur et je suis heureuse et émue de leur rendre hommage ». Elle revoit son village natal, berceau de la famille dans les Alpes italiennes, elle se remémore la famille nombreuse et le froid de l’hiver : « mon papa est né dans une famille de 19 enfants, je viens de Solagna, à 70 km au nord de Venise, au milieu de la montagne. Ma grand-mère paternelle était autrichienne, elle faisait des paniers en osier, mon grand-père était charbonnier, ma grand-mère a mis au monde ses petits toute seule, elle a eu 19 enfants, 4 ou 5 sont morts. Je me souviens qu’elle me mettait de l’huile chaude dans l’oreille quand j’avais mal et contre les vers elle me mettait un collier d’ail. Quand j’étais petite j’allais en Italie avec mon père, quelquefois je restais 6 mois, j’allais à l’école là-bas, l’hiver il y avait beaucoup de neige, on gelait, il y avait du givre sur les vitres… Mes parents étaient immigrés italiens mais je suis née à Saint-Marcellin, ma maman arrivait juste d’Italie et on avait une chambre sans feu… Dans le Vercors, on avait une cabane. »
L’art de la charbonnière
Avec grand plaisir, Emma décrit ensuite la construction d’une charbonnière et la fabrication du charbon de bois.
« D’abord, on construit le castel, c’est la cheminée centrale. Ensuite, on monte les bois sur deux ou trois étages, du bois de fayard essentiellement, des morceaux d’un mètre de longueur et de dix centimètres de diamètre. Puis, jusqu’à la hauteur d’un mètre à partir du sol, on entassait des « sopé », c’est-à-dire des mottes de terre avec l’herbe. A l’extérieur on amassait une grande épaisseur de feuilles sèches, c’était mon travail, les feuilles devaient recouvrir toute la charbonnière. Des patrons nous fournissaient les forêts, pour gagner notre vie on en faisait quatre ou cinq charbonnières par an, on coupait au passe-partout, mon papa me disputait car je ne tirais pas assez fort ! Qu’est-ce qu’on en a abattu, des forêts !
Enfin, on allumait la charbonnière et on lui donnait à manger du bois, des bûches de cinquante centimètres, que l’on glissait dans le conduit de la cheminée deux à trois fois par jour. On montait à l’échelle, on tassait les cendres avec un grand morceau bois puis on donnait à manger… Il fallait veiller la charbonnière toute la nuit. Quand on tirait le charbon, il fallait l’arroser. Là encore, c’était mon travail. Je devais aller chercher l’eau. Comme on était loin des points d’eau, mon papa récupérait l’eau de pluie dans des grands bacs qu’il fabriquait.
Le bois cuisait pendant 40 jours. Une fois finie, la charbonnière donnait quatre tonnes de charbon ».
Solidarité et partage
Emma se souvient avec précision de la vie des charbonniers, une vie quasiment en autarcie, faite de simplicité, de confort sommaire, de partage, une vie vouée à la charbonnière. Dans les Coulmes, une dizaine de familles d’immigrés italiens, venant de Vénétie, travaillaient dans le même secteur. Chaque famille faisait quatre ou cinq charbonnières par an pour son propre compte, ce qui n’empêchait pas l’entraide et la solidarité. Tous les membres de la famille participaient au travail, chacun à son niveau.
« Mon papa faisait tout, les bacs pour récupérer l’eau, les lits en bois avec les feuilles mortes. Là-haut on vivait dans une cabane, c’est mon papa qui la faisait avec de gros rondins, avec de la mousse on bouchait les trous, le toit était en tôle, on mettait de grandes branches sur le toit pour éviter le soleil, on tapissait l’intérieur, on mettait des rideaux aux fenêtres, mon papa faisait la table, le banc, le lit. Le matelas était fait de feuilles sèches…
On montait en mars. Mon papa montait un peu plus tôt, avant la famille, pour tout préparer. Il devait aménager, souvent à coups d’explosifs, un emplacement circulaire et plat pour la charbonnière. On descendait à la première neige, l’hiver on était à Saint-Marcellin, mon papa était maçon l’hiver, ma maman était femme de ménage, on avait un logement à Saint-Marcellin, j’avais une sœur qui avait 11 ans de moins que moi. Mon papa est mort à Saint-Marcellin, il a fait une chute dans l’escalier de pierre aux marches verglacées de notre maison en face de l’église.
Dans les cabanes, on s’allumait à la lampe à carbure (j’en ai gardé une !). On mangeait tous les jours la polenta ou, rare variante, des spaghettis. Chaque année, plusieurs familles se regroupaient pour acheter une vache, pas trop vieille si possible. On la tuait, on faisait un puits avec du sel et du charbon de bois, quand les charbonniers en voulaient ils allaient en chercher. On mangeait la polenta avec des tommes frites achetées dans une ferme au « Fâ », chez les Duboucher.
Pour les courses on descendait du Mont-Noir à pied jusqu’à Presles avec un gros sac tyrolien sur le dos pour chercher le pain et la farine. A Presles, monsieur Vicat avait une petite épicerie, ou plutôt un entrepôt avec l’essentiel (sucre, farine de maïs, pâtes), on prenait un gros pain que ma maman pliait dans un torchon mouillé. Monsieur Vicat, l’épicier, n’ouvrait que le soir et on remontait à la charbonnière de nuit, en trois heures… On se brossait les dents avec du charbon, on mettait du charbon dans l’eau aussi.
Çe n’était pas facile tous les jours, mais j’ai des bons souvenirs quand même ».
Propos recueillis par Louisette et Michel Jolland