par Jacques Roux
La chaîne Arte, dont nous ne nions pas qu’elle constitue, à côté de toutes les chaînes généralistes diffusées sur nos écrans, une rareté, dernier refuge pour l’art, la musique, la réflexion, s’autorise parfois quelques faiblesses. En ce mois de septembre 2020 on y proposait un document consacré au peintre Raphaël. Les magazines spécialisés annonçaient une analyse de la Madone Sixtine. Ce tableau, dont une copie peu orthodoxe siège dans le chœur de l’église de Saint-Vérand, nous l’avons étudié en long en large et en travers ces dernières années avec Michel Jolland. Notre curiosité était donc éveillée et nous espérions recevoir des spécialistes qu’on nous annonçait quelques éclairages novateurs. Cruelle déception.
Qui s’est fait sentir dès les premières séquences : nous n’étions à l’évidence pas du côté d’une réflexion approfondie, mais plutôt dans le registre, hélas coutumier à la télévision, du propos facile, aguicheur… Inutile.
Le détail très vite mis en évidence par les journalistes et personnalités invitées, ne fut autre que les deux angelots que l’on voit au premier plan du tableau et qui ont fait son succès populaire. Bien sûr leur présence est en soi troublante et l’interroger aurait pu amener les intervenants à développer une réflexion approfondie sur l’architecture du tableau, ses fondements dans l’imaginaire, la foi, la culture esthétique de Raphaël. Mais on en resta à l’anecdote et cela nous sembla être de très mauvais augure. A juste raison. Et, a posteriori, il semble que les Saint-Vérannais qui ont assisté aux causeries que nous avons données avec Michel Jolland ou lu nos écrits sur le sujet en savent à l’évidence plus que ce qui était dispensé dans ce reportage à la fois prétentieux et superficiel.
Un responsable de la Gemälde Galerie, où se trouve le tableau, a répété deux fois doctement que Marie « amène l’enfant Jésus à l’incarnation » !!! Il est possible que son propos (émis en langue allemande) ait été mal traduit, quoi qu’il en soit c’est ce qui était offert aux téléspectateurs français. Or, ceux-ci, sans nécessairement être très savants, voyaient bien que l’enfant Jésus dans les bras de sa mère, était incontestablement « de chair ». L’incarnation, Marie l’a façonnée tout au long des neuf mois imposés par sa nature de femme à partir du moment où l’Esprit la traversa. En réalité, le tableau s’intéresse à un autre moment, capital, de l’histoire sainte, celui où Marie EXPOSE aux humains (dont nous sommes les représentants en contemplant l’œuvre) le Dieu incarné. Cette révélation, symbolisée par les deux pans du rideau qui la surplombe et l’encadre (on a ouvert ce rideau pour les laisser passer, elle et son Fils divin) est prodigieuse puisque jusqu’alors la présence divine, bien qu’affirmée, n’en était pas moins invisible, interdite aux regards. D’une certaine façon et nous renvoyons ici nos lecteurs intéressés aux analyses de Daniel Arasse, la Nouvelle Alliance entre Dieu et les hommes est affirmée par la visibilité même du Dieu. L’ancienne Alliance était symbolisée par l’Arche renfermant les Tables de la Loi données par Dieu à Moïse, laquelle était protégée, dans le Saint des Saints du temple de Salomon, par des rideaux épais. Notons au passage – juste pour signaler que les deux angelots de Raphaël ne sont pas que de gentilles images pour distraire le regard – que dans la description donnée par Yaweh à Moïse de l’Arche destinée à protéger sa Parole, il indiquait spécifiquement la présence de deux Chérubins. Deux innocents, deux anges, chargés de veiller sur la Loi divine !
Marie vient donc à nous pour nous offrir son Fils, et cette offrande lui est douloureuse : elle sait quel destin lui est réservé. Cette souffrance intime, la souffrance d’une mère de chair (même si son enfant n’est autre que son Dieu) Raphaël la rend perceptible par un artifice d’une délicatesse infinie : elle détourne légèrement le regard au moment où elle présente son fils. Ce détail nous l’avons mis en avant, particulièrement dans nos publications, parce qu’il semble que personne ne l’ait remarqué. Du moins, il semble que personne n’ait songé à en montrer la signification, et donc l’importance puisque toute l’intensité dramatique du tableau en découle… Or dans le documentaire il nous est annoncé à grand frais qu’un « spécialiste » de la restauration s’est intéressé au regard de Marie… et qu’il a fait une découverte. Le monsieur confirme qu’il a passé trois jours seul à seul avec le tableau, que le regard de Marie lui était donc réservé, qu’il avait pu l’étudier en détail ! Prodige. Mais on connaît le problème des montagnes qui accouchent : ce qu’a découvert le savant technicien se résume à cela : Raphaël a légèrement abaissé les paupières de Marie… ce qui lui a permis de la rendre visuellement plus âgée !
Que dire ? La Marie de Raphaël est une très jeune femme, dont le visage attendrissant fait écho à celui de l’enfant qu’elle tient contre elle et à celui des angelots du premier plan… Ses paupières remaniées lui donnent-elles plus de maturité ? On en peut douter. Est-ce de quelque importance dans l’économie du tableau ? Non, bien sûr.
Cette petite niaiserie est pourtant de peu de poids si on la compare à ce qui suit. Il nous est dit, en passant, sans autre précision, que le tableau « a été commandé à Raphaël en 1512… ». Commandé par qui ? Pour peu qu’on s’intéresse à l’histoire de cette œuvre, on sait que la question de la commande reste très problématique : qui, quand, pour quelle occasion ? On admettra que dans un document aussi court, de l’ordre de 50 minutes, on ne puisse entrer dans les arcanes d’une polémique savante. Le problème est qu’un peu plus loin le commentaire énonce tranquillement que « cinq ans après avoir commandé la Madone à Raphaël, Jules II lui demande… ». Sachant que Jules II est mort en 1513, un an après la réalisation de la Sixtine, force est de constater qu’il y a là plus que de la légèreté…
Je devine ce que pensent nos lecteurs : « ils ont du culot au Mas du Barret… Pour qui se prennent-ils ? »
Notre culot n’est autre qu’une vieille conviction, propre à la plupart des enseignants : lorsqu’on s’adresse à un public quel qu’il soit, et quels que soient le contexte (salle de classe, causerie) et le support (un site Internet « provincial » ou une grande chaîne de télé européenne) on a le devoir, on a l’obligation, de vérifier la teneur des informations que l’on dispense. Aussi simplissimes soient-elles, aussi limitées, elles doivent être les plus propres, les plus sûres qu’il est possible. S’adresser à autrui, quand on dispose d’un canal, c’est une sorte de privilège, il est hors de question d’en abuser en offrant des contenus aléatoires, non vérifiés. Dans le cas d’Arte, le problème est manifeste : nous allons à cette chaîne en confiance, sa réputation (sinon son cahier des charges) nous garantit son sérieux et la qualité des données qui vont être exploitées, mises en avant. Arte c’est un peu l’école pour tous, tous les jours. Or le petit sujet sur Raphaël n’avait rien d’une jolie leçon. Il relevait de la bouillie médiatique qui nous est déversée constamment, ailleurs. D’autres que nous auraient dû le signaler, mais les grandes plumes de nos quotidiens et nos magazines ont d’autres chats à fouetter : voilà pourquoi le Mas du Barret s’est décidé à sortir son crayon rouge.
NB : Les écrits auxquels il est fait allusion dans cet article ont été publiés dans Les Cinq Merveilles de l’église de Saint-Vérand (Isère), Éd. Association Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui, janvier 2020.