A gauche : le tableau d’Auzet (détail – photo Pasquin Cristofari), à droite celui de Saint-André-les-Alpes (photo dignois.fr/Saint-Andre/index.html)
Les deux André
André est un vieillard. Là encore nous devons admettre cette proposition peu à peu tissée par la tradition. Et la convention s’est installée de le signifier par la blancheur de la chevelure et de la barbe. Notons, sans insister parce que le rappel est purement allusif, qu’il s’agit dans la toile de la troisième touche de blanc pur. André semble s’accrocher à sa croix. Par peur ? Non, par amour. André aime sa croix parce que lui, frère de Pierre, le premier à venir au Christ et à porter en tous lieux sa parole, vénérait le supplice de son Maître. Que le supplice qui lui est échu soit du même ordre que celui de son Dieu est un cadeau sublime. Ainsi il pourra rejoindre celui qu’il adore : en partageant sa souffrance, en revivant dans sa propre chair humaine ce qu’a subi la divine chair.
Si nous comparons la version d’Auzet à celle de Saint-André-les-Alpes, nous sommes en droit d’estimer qu’elle en est l’ébauche. Si cette dernière a été peinte, comme le martyre de saint Laurent qu’elle abrite aussi, en 1855 (indication donnée, sans référence à la source, par le site http://dignois.fr/Saint-Andre/index.html) et si celui d’Auzet date bien de 1848 (selon les auteurs du « Guide historique du patrimoine religieux du Pays de Seyne », sans donner non plus la source de l’information) l’hypothèse en est logique. Patritti pourrait s’être, sept ans plus tard, inspiré de son travail précédent. En lui donnant plus d’ampleur, en ajoutant des protagonistes, avec une fermeté de trait plus grande et un meilleur équilibre des couleurs et l’apport non négligeable d’un rouge plus vibrant et de deux légères taches de bleu clair. Il est vrai que saint André, dans une église qui porte son nom, mérite d’être magnifié ; incontestablement la toile est plus élégante, mieux maîtrisée. Il est vrai surtout que l’auteur n’a pas à composer avec un second volet comme à Auzet, et ne subit pas les contraintes que nous avons évoquées.
On se souvient qu’à Auzet l’avant gauche de la toile est occupé par deux gardes qui ont, entre autres, pour fonction de servir de trait d’union entre les deux scènes représentées. A Saint-André-les-Alpes on voit en gros plan un homme accroupi, rassemblant des baguettes de bois qu’on peut penser destinées à battre le malheureux supplicié, et qui évoquent les faisceaux portés par les licteurs, chargés d’exécuter les sentences décidées par la Justice. Sous lui un tissu bleu clair, sans doute un vêtement arraché à André. Plus loin, vers la droite, un marteau dont on peut supposer qu’il a servi à confectionner la croix. On aperçoit, nettement et avec un meilleur effet de perspective, ce même cavalier qui à Auzet semble sortir de la croix qu’on destine au martyr. Dans les deux cas il porte une cuirasse, un casque avec aigrette, et tend son bras gauche à l’horizontale, avec dans la main ce qui semble être un parchemin roulé. S’agit-il de la sentence d’exécution ? Nous allons voir que cette question pourrait être importante pour Patritti, dans l’économie de son œuvre. Présent deux fois, également, le personnage qui arrache la tunique d’André, avec un semblable bandeau dans la chevelure. Les deux visages se ressemblent et c’est le même regard, froid, brutal, préoccupé par la bonne marche de l’opération (comme le bourreau de Barthélemy). Dans les deux tableaux, on le voit tenir un faisceau (qu’à Saint-André on voit fabriqué par un comparse, lequel est absent de la toile d’Auzet). Mais, à Saint-André, tout autour se presse une foule que l’espace restreint d’Auzet ne permet pas de représenter. Or cette foule a son importance : le récit qui est fait de son supplice insiste sur le fait que l’agonie du martyr a duré deux jours et que le peuple, qui aimait cet homme bon et droit, s’en est ému. On voit clairement dans la toile de 1855, et pas dans celle de 1848, une femme à droite tenant un bébé dans les bras, avec un enfant plus âgé accroché à sa jambe. Derrière elle, deux autres visages féminins, l’un très apparent à gauche, l’autre en contrebas à droite, à la lisière du cadre. Ce n’est pas anodin : à Auzet il n’apparaît aucune figure féminine. A l’extrême gauche, de l’autre côté de la croix, deux hommes qu’on peut penser être des soldats car ils portent tous deux un couvre chef avec aigrette, bien que le premier visible n’ait, sous cette aigrette, qu’un turban : manière peut-être de signaler une origine ethnique différente ? Il tient une échelle, certainement pour aider à dresser la croix. Enfin signalons, avant de revenir au tableau d’Auzet, une autre différence signifiante : les cieux sont constellés d’angelots. Six au total, trois très visibles dont un au centre s’apprête à déposer sur le crâne du martyr une couronne de laurier, tout en tenant dans la main droite une palme. Ce simple détail, on le comprend, change la donne. Le terrible supplice terrestre est mis en perspective : le paradis en sera le prolongement.
Le peintre et sa croix
A cette perspective lumineuse, à cette heureuse issue que la foi envisage, s’oppose le cruel réalisme du tableau d’Auzet. Autour d’André, quatre figures seulement. D’abord, nous venons de l’évoquer, le bourreau qui, d’une main, le dépouille de sa tunique et de l’autre tient le faisceau pour le frapper. Ne revenons pas sur le cavalier. S’ajoutent deux visages, auxquels on ne peut donner aucune signification. L’un, à gauche derrière la croix, pourrait être celui d’un soldat, si l’on interprète en ce sens la nature de sa coiffure. L’autre, à droite, semble fixer son attention sur le cavalier et le document qu’il tient. Il est à demi caché par un élément du décor peint par Patritti : le mur dans lequel s’ouvre, en arc, la porte à travers laquelle nous percevons la scène. Il semble qu’à l’arrière se dessine une sorte de pyramide. Mais il est illusoire de proposer des hypothèses : cette portion de décor est floue et permet juste au regard de s’évader vers un lointain gris bleu, une montagne au flanc de laquelle se devine un château. La structure du tableau est telle que tout se focalise, une fois abandonné Barthélemy, sur André, son maigre corps de vieillard et surtout, surtout, son attitude. Il se désintéresse de son supplice et de ses bourreaux et ouvre les bras et les mains comme pour une offrande. Le regard qu’il porte sur la croix, « sa » croix, est indéfinissable. Comme si elle le fascinait, non pour les souffrances à venir, qu’il va endurer sur elle, non : pour sa nature même. Nous l’avons déjà dit : à travers sa croix il communie avec le Christ.
Mais, devant cet homme seul confronté à l’instrument de son supplice et s’offrant à lui, bras ouverts, comment ne pas penser au peintre qui nous le donne à voir ? Comment ne pas penser à lui, Patritti, l’Italien dont les traces, partout, sur cette terre que le soleil et le gel se partagent, surgissent. Lui qu’on imagine cheminant de paroisse en paroisse avec à vendre : ses mains, ses pinceaux, ses tubes de couleurs et son savoir faire. Il lui fallait, lui, l’Italien, l’itinérant qui sur son chemin avait croisé cette fille de Jausiers qui ne lui était pas destinée, montrer à tous qu’il était digne d’elle, malgré son nom, son origine et son métier. Confirmer qu’il pouvait subvenir à ses besoins, bien que sans terres, sans arbres, sans troupeaux. Et prouver qu’il pouvait, lui, l’Italien, l’itinérant, aujourd’hui Auzet, demain Le Lauzet, laisser sur les murs des chapelles ou dans les plus belles églises entre deux vitraux, derrière les autels, la marque d’un talent tout entier offert à la gloire céleste. C’est à cela que nous pensons en contemplant les mains d’André, ouvertes devant sa croix, ses mains et son regard. Le regard de celui qui voit ce qui échappe à tous. La croix de Patritti, c’est son pinceau, c’est sa palette. Il ne pense pas à la gloire, y penserait-il le contexte le détournerait bien vite de cette idée : qui se soucie de son destin ? On n’achète pas sa signature ! Il ne voit que l’image qu’il a promise, de la Vierge, de son Fils, de Laurent sur le gril, de Barthélemy, d’André. Tous ces supplices, ces miracles, ces belles âmes et ces hauts faits lui coûtent sans doute bien des nuits sans sommeil, et des jours à travailler dans des conditions pénibles. La croix de Patritti, c’est sa peinture : toujours chercher, la bonne idée, le bon modèle (il doit garder dans son sac un cahier de gravures, répertoire de formes venues des plus grands maîtres). Toujours s’obstiner à trouver le meilleur, la ligne pure, le dessin qui dit vrai, la couleur qui transcende. Comme André devant sa croix, nous l’imaginons dans l’église d’Auzet, devant sa toile. Il souffre, il est las, mais qu’importe : il peint, il devient ce qu’il n’est pas, martyr qu’on admire et plaint, sainte personne devant qui l’on se prosterne et prie, il devient la croix même, et le ciel au loin dans lequel se perdent les nuées. Comme André il entre en supplice, comme André il communie avec une force qui le dépasse.
Jacques Roux