(photo Pasqun Cristofari)
Le tableau, c’est la prière
Barthélemy, André : gageons que les paroissiens d’Auzet, ceux du moins qui ne se sont pas détournés, rebutés par la rudesse du propos, n’en demandent pas plus : leurs deux saints de tutelle réunis, en gloire, au dessus de l’autel, que pourraient-ils demander de plus à ce qui n’est, après tout, qu’un tableau ?
A quoi sert un tableau dans une église ? Les débats sur la question, autrefois, ont été houleux. Pour les uns – ils ont gagné – l’image sert de relais et de support à la prière, elle alimente la foi en lui donnant des gages de son bien fondé : oui Dieu est grand, oui Jésus a été humilié et a souffert sur la croix pour sauver les hommes, oui André, Barthélemy et tous les saints ont donné leur chair, leur sang pour protéger leur âme et, à travers la leur, celle de tous les croyants du « vrai Dieu ». Les autres pensaient que Dieu est au-delà de toute représentation possible et qu’il y a tromperie à lui donner figure humaine : en priant devant l’image, l’homme prie devant un leurre, c’est le retour des idoles, la réhabilitation du veau d’or. Patritti est peintre, il fabrique des images, il a donc choisi son camp. Mais l’on doit croire en sa sincérité : il les voulait, ses images, comme le livre ouvert sur lequel le prêtre déchiffre les mots sacrés. Il les voulait énonçant, au-delà ou en deçà des mots, le même message que les Evangiles, les Lettres de Paul, l’Ancien Testament. Le tableau, pour un peintre que sa foi anime, n’aide pas seulement à la prière, il est la prière. Son tableau porte en lui la leçon qui fut portée par Jésus autrefois : il ouvre la porte du salut à qui s’en imprègne.
Mais, de même que la parole du Christ est à la fois simple et complexe, de même le discours du tableau se veut accessible sans renâcler devant la responsabilité qui est sienne : pousser le croyant à dépasser les apparences. Déjà l’indifférence des gardes se voulait un appel à la vigilance : ne soyez pas comme eux ! Or, au moment où nous voulons nous détacher de la toile, un ultime détail retient notre attention. Un détail qui donne à penser, là encore, que le peintre en appelle à notre vigilance. Vous avez des yeux : regardez !
Une énigme… résolue ?
Nous l’avons noté : Patritti a rigoureusement construit, architecturé, son tableau. Les deux séquences « Barthélemy » et « André » s’enchaînent logiquement par le biais de raccords visuels et toutes deux s’insèrent dans une structure géométrique qui les isole et les relie en même temps. Cette structure géométrique s’étage sur trois plans. Au premier plan Barthélemy, au second André… Au dessus du mur auquel Barthélemy est accroché se déploie une surface, délimitée par une lourde muraille à droite et, tout au fond, par une façade plus ou moins semblable à celle qui sépare les deux supplices (un mur, une ouverture cintrée). C’est le troisième plan. Derrière : un lointain indéterminé. Au dessus un ciel nuageux. Mais dans cet espace… Une figure énigmatique.
Qu’on ne remarque, pour le dire franchement, que si l’on se donne le temps d’examiner la toile en détails. C’est pourquoi nous pensons que beaucoup, même parmi les plus assidus des paroissiens d’Auzet, n’ont jamais vu ce personnage, de taille réduite comparativement aux protagonistes des deux scènes représentées, mais les surplombant. Il les surplombe et, semble-t-il, les observe. Dans la main gauche il tient ce qui pourrait être un parchemin. De qui s’agit-il ? Pourquoi se trouve-t-il ici ?
C’est à monsieur Pasquin Cristofari, habitant d’Auzet qui nous a fourni toutes les photographies représentant cette toile de Patritti à notre avis mésestimée, que nous devons l’interprétation la plus probable. Il a, en l’occurrence, eu l’intelligence de mettre en relation le tableau d’Auzet et une toile de Patritti présente au Lauzet : un saint Laurent. Certes, si ce n’est la thématique (représentation du martyre d’un des saints vénérés par la Chrétienté) rien de commun entre ces deux œuvres sauf, et l’œil de monsieur Cristofari l’a retenu, ce même énigmatique personnage, tenant dans la main le même objet pouvant être un parchemin. Nuançons notre propos : le personnage n’est pas un être de chair mais une statue, puisque se trouvant sur une stèle. Or, si nous nous attardons sur le « personnage » d’Auzet nous apercevons sous lui une forme arrondie qui a tout d’un socle. Tel qu’il est situé, par rapport à nous, nous pouvons n’apercevoir que le haut d’une colonne sur lequel il serait perché. Il y a, nous le comprenons du coup, un vide, peut-être une cour, entre le mur auquel est attaché Barthélemy et la façade du fond.
L’hypothèse proposée par Pasquin Cristofari est plus que pertinente : « Ne serait-ce pas un personnage qui ordonne la sentence ou qui vérifie qu’elle soit bien exécutée ? ».
La Justice des hommes
En toute honnêteté, nous ne disposons pas de l’argument imparable pouvant authentifier cette hypothèse, (cet argument existe, nous en sommes persuadés ; mais il demande pour être élaboré une double exploration : de l’histoire de Rome et des représentations données de l’époque romaine par la peinture de l’âge classique) pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit, à notre avis. En modifiant légèrement l’intitulé : la figure proposée est pur symbole. Elle n’est pas là pour, concrètement, ordonner et surveiller. A travers elle c’est Rome, le pouvoir impérial qu’il faut voir. Un pouvoir temporel et spirituel : l’Empereur est tout autant responsable politique, militaire que religieux (Pontifex maximus). C’est Rome qui demande aux Chrétiens de choisir entre « leur » dieu et ceux de la Cité. C’est Rome qui, face à leur refus, les condamne à mourir. Dans le saint Laurent de Patritti qui se trouve au Lauzet, l’un des bourreaux du martyr, la tête couverte de la toge, semble le tancer en lui indiquant d’un geste ample cette statue que Pasquin Cristofari a repérée : « Que ne vois-tu où sont la puissance et la vérité ? » semble-t-il dire. Même geste, même apparent discours devant le même type de figure dans le tableau consacré au martyre de sainte Agathe, à Saint-André-les-Alpes.
Une Justice humaine ayant pris les habits du pouvoir romain, telle nous paraît être la signification de cette figure insolite qui, isolée, surplombe les deux martyrs d’Auzet. Les deux martyrs et leurs bourreaux : le supplice des premiers, le crime des seconds, elle en revendique la responsabilité, avec son impassibilité de statue et la sérénité que confère « la loi » à qui la prend en charge. La loi dont, à n’en pas douter, l’objet qu’elle tient dans la main consigne et l’esprit et la lettre ; un parchemin vraisemblablement. La Loi des hommes. La Justice des hommes. Ainsi Fidele Patritti met-il en scène et en perspective le supplice des deux héros d’Auzet.
Jacques Roux