Quand les grilles d’analyse ne suffisent plus
par Michel Jolland
Tous les vieux Saint-Véranais connaissent le Noah blanc, ses grappes fragiles qui obligent à ramasser « plus de grains par terre que sur les plants » et son vin « de terroir » au goût abrupt. Le seul avantage de cette vigne est sa capacité à résister aux gelées et aux maladies cryptogamiques ce qui permet une production abondante sans traitement particulier. Le cépage Noah obtenu aux Etats-Unis (Illinois, 1869) par hybridation de Vitis labrusca et de Vitis riparia a surtout été cultivé en Europe. En France il est interdit depuis 1935, en raison notamment d’une teneur excessive en méthanol. Et tout monde le sait : le méthanol rend fou ! Mais au Barret quelques ceps rebelles, blottis au cœur d’anciens vignobles, ont jusqu’au tournant du millénaire continué de vivre de vivre et de produire. Ils donnaient un vin foxé, peu alcoolisé, à déconseiller aux palais délicats pour tout dire.
En 1998, lors d’une séance de dégustation entre œnologues avertis, dans un prestigieux caveau de Bourgogne, un Saint-Véranais facétieux dont le lecteur devinera aisément l’identité glissa parmi les échantillons anonymes une bouteille de son cru : un Noah blanc ravageur, élevé avec amour entre noix et pommes, sous le regard indulgent, peut-être même complice, de Notre-Dame des Champs.
On frôla l’incident diplomatique. Les très sérieux dégustateurs apprécièrent fort peu l’initiative, l’un d’eux allant même jusqu’à déclarer que l’infect breuvage lui avait à jamais gâté le palais ! Inutile de dire que les fiches de dégustation comportèrent ce jour-là des appréciations bien senties soulignant tout à trac un fort goût de « cambouis », de « déchets végétaux », de « punaise écrasée », de « tabac refroidi », voire même de « serpillière »… Et ce n’est pas tout. Le commentaire le plus inattendu, au demeurant fort évocateur, dénonçait prosaïquement une forte odeur « d’anus de cheval » ! A se demander comment ces doctes œnophiles avaient pu se constituer un pareil répertoire de références ! Les experts du jour avaient pourtant soigneusement concocté de superbes grilles d’analyse, riches en critères de bon aloi et parées de formules idoines. Hélas, devant la brutalité de l’agression leurs papilles gustatives engendrèrent un orage sémantique peu maîtrisé.
La dernière production de Noah blanc au Barret remonte à 1999. Quelques précieuses bouteilles sont encore jalousement conservées en un lieu secret ! Non par souci de spéculation économique, bien évidemment. Leur intérêt est ailleurs. Proche cousin de celui que des générations de paysans partant à l’aurore pour les champs munis de leur « chopine de blanc » ont apprécié, ce modeste breuvage est avant tout une curiosité œnologique et un émouvant témoignage du passé. Un objet de patrimoine et de mémoire en quelque sorte.
L’aventure bourguignonne du Noah blanc de Saint-Vérand nous adresse par ailleurs un joli un clin d’œil. Les grilles d’analyse concoctées par les experts du jour rassemblaient tout ce qui, classiquement, permet d’établir l’identité et la « valeur » d’un vin. Cependant, devant la puissance quelque peu agressive de leurs sensations gustatives, les mêmes experts n’hésitèrent pas à déserter le vocabulaire préétabli pour puiser leurs éléments de jugement dans des répertoires pour le moins inattendus. Il est amusant de noter que, dans un exercice aussi codifié que la dégustation de vin, l’imagination, la fantaisie, la poésie en un mot, ont réussi là où les techniques rationnelles et rigoureuses avaient montré quelques limites. En tout cas, c’est bien grâce aux métaphores surprenantes énoncées ce jour-là que l’on parle encore aujourd’hui de cette mémorable dégustation !