Carte ancienne (avant 1914) Couverture de « Le temps d’avant » Les Cahiers de Saint-Vérand n°1 novembre 2010
Par Jacques Roux
Peut-on empêcher la marche du temps ? Le débat renaît sans cesse, et plus que jamais depuis que l’idée de « patrimoine » est entrée dans le domaine public, chacun cherchant à préserver tel objet, tel monument, tel site, pour lui exemplaire, intangible, sacré. Bien sûr le temps va son train sans se soucier de nos états d’âme mais nous savons bien, la « mémoire » sert à cela, qu’il nous est possible de sauver (au plus intime de notre être) des ilots de vie, matériels ou purement idéels. Nous avons dans la tête, dans le cœur, tant de visages, tant de voix, dont il ne reste rien de concret. On a beau prouver avec force analyses et preuves plus scientifiques les unes que les autres que tel crâne est celui de Descartes, que tel os appartint à tel saint aujourd’hui honoré dans l’église du village, on a beau prier sur les tombes ou en appeler aux mânes de nos ancêtres : de ceux qui sont « partis » comme on dit, il ne reste rien. Rien. Que ce que nous, vivants encore, portons en nous, dans la tête, dans le cœur. Mais cela, ces images évanescentes, si troublantes parfois, vaut son prix et pèse plus qu’on ne saurait le dire sur nos existences. Que de fois nous entendons-nous parler avec les mots de notre mère, que de fois retrouvons-nous dans le miroir le regard, le sourire pincé de notre père, que de fois entendons-nous derrière la porte le pas de l’ami qui fut emporté par un mal soudain, ou cherchons-nous, les pages de ce site en offrent témoignage, à rendre à telle ombre qui croisa notre route sa plénitude d’être, avec ses mots, ses actes, son œuvre (ainsi pour Paul Berret, Armand Mante…).
La mémoire en nous, c’est la plainte, la complainte, du temps, cette inexorable avancée, destructrice des corps, des lieux, de tout ce qui constitue, en l’instant, ce que nous appelons nos vies. Une plainte silencieuse et protéiforme. Plus nous avançons en âge plus elle s’enrichit – dans un extravagant fouillis, inutile de le cacher – d’apports étonnants, perturbants, exaltants parfois, terrifiants aussi. Quel vacarme dans ce silence ! Que de râles, de cris, d’insultes mêmes, et de pleurs, et de prières. Que de chemins qui se perdent, que de noces, d’enterrements, de visites à la maternité, de portes soudainement closes, d’appels restés sans réponse. Oui, un drôle de capharnaüm mais sans qui (posons-nous vraiment la question), que serions-nous ? N’avançons-nous pas dans la vie avec cette masse sur les épaules, comme Enée portant son père jusqu’à la Rome espérée ? Nous avançons dans l’inconnu du jour qui vient lestés de notre enfance évanouie, avec ses projets et ses rêves, et de tant d’engagements, de fuites, de mensonges cachés, de vains discours, de beaux gestes peut-être passés inaperçus, lourds surtout, oui, de nos morts, toutes ces chairs disparues bien vives pourtant dans ce que nous nommons nos souvenirs. Perdre la mémoire, nous n’en pouvons douter c’est se perdre soi, et plus d’un regard vide croisé dans un des lieux consacrés à protéger les « fins de vie » nous le confirme. Mais préserver en soi le grouillement de notre passé, nos passés serait le mot juste, ne va pas sans poser d’autres problèmes que la pure souffrance, le chagrin, le regret, voire la honte ou un naïf orgueil, quand les images qui nous hantent renvoient à des lieux, des objets qui nous entouraient, et qui ont disparu. La question « patrimoniale » surgit toujours quand la mémoire est blessée, quand la destruction d’un site (le Paris détruit par Haussmann par exemple), d’un bâtiment, d’un paysage nous paraît scandaleuse, insupportable parce que l’absent était constitutif de notre univers.
Cette maison que nous avons vue jour après jour, pendant des années face à la nôtre, habitée par des êtres que nous fréquentions, qui offrait une perspective magique à l’entrée du bourg central… Je parle de Saint-Vérand dans l’Isère, un village épars, explosé en quelque sorte, dont l’identité visuelle se résume à cet ilot constitué par l’église, la mairie et ses écoles, et quelques corps de bâtiments, dont celui auquel je pense, massif, simple et grandiose dans sa simplicité. Qu’on a rasé. Trop cher pour l’adapter à ses nouvelles exigences.
A son échelle, à l’échelle de Saint-Vérand Isère, ce sont les pavillons Baltard détruits pour créer du neuf ! Cette maison ne s’efface pas en moi : elle est toujours présente dans mes souvenirs, elle est toujours absente quand je vois des clichés représentant le village aujourd’hui. Ce trou, là, avant d’atteindre l’église si l’on va vers le Nord, ce vide ici quand on descend vers la Mairie et le Sud ! D’autant que, dans la même perspective le Monument aux Morts, ce merveilleux et triste ilot qui rassemblait en lui toute la tragédie d’une guerre immonde, a lui aussi été liquidé sur l’autel de la sacro sainte voiture automobile…
Pour autant…
Pour autant je me dis que ma mémoire s’évanouira avec ma propre existence. Comme celle de tous ceux qui ont connu ces actuels « vestiges du passé ». Bientôt qui saura qu’il y eut ici et cette maison, et ce Monument ? A Saint-Vérand, Isère, n’a-t-on pas oublié (et depuis longtemps !) qu’il y a moins de deux siècles on a effacé un cimetière en plein cœur du village ! Et oublié aussi que celui qu’on créa alors le fut sur l’emplacement d’un autre cimetière ! Lequel jouxtait sa propre église. Volatilisée elle aussi.
Et puisqu’il est question de cimetière et d’église, rappelons que Michel Jolland (sur ce site, Mas du Barret) évoque les recherches actuelles pour localiser une troisième église, et un troisième cimetière, à Quincivet !!!
Prodigieuse, non, cette capacité d’oubli !? Les « regrets éternels » ainsi que le disait justement à Michel Jolland le père Martinais, « ne durent jamais trop longtemps ».
C’est peut-être la leçon à tirer de cette réflexion morose : les mémoires ne plaignent que lorsqu’elles sont vécues, au présent, par des vivants : elles se tairont avec eux. Tout ce qu’on ramène à la surface, restitution, restauration, cérémonies et autres « Journées » commémoratives ne sera jamais qu’un succédané, l’envie de retrouver un parfum, une couleur, le spectre flottant d’un passé qui ne saurait être apprécié, pensé, configuré que pour ceux qui en furent nourris. Quand nous nous intéressons au « patrimoine », nous nous tournons vers nous-mêmes : le passé ne parle qu’une seule langue, la nôtre. Ce qui explique sans aucun doute les débats infinis auxquels nous nous livrons : chacun défend son paradis perdu. Avec l’espoir pourtant, et il faut tout de même le prendre au sérieux, que sur le terreau de sa mémoire des rêves nouveaux prendront racine. La plainte aussi sert à transmettre.