Par Jacques Roux
Le philosophe Alain Roger (par ailleurs, et entre autres, romancier et commentateur de Proust) a consacré une partie de son œuvre et de son enseignement à la question du paysage. Il existe de lui sur le sujet un « Court traité du paysage », que nous conseillons à ceux qui s’intéressent à la question (le lien suivant permet de voir comment Olivier Barrot présentait cet ouvrage au moment de sa parution : https://www.youtube.com/watch?v=PZI524sHiZ8). Alain Roger observe, s’appuyant sur nombre d’autres chercheurs et penseurs, que la notion de paysage échappe à l’évidence : ce n’est pas une notion simple, et en tout cas ce n’est pas une donnée en soi mais une construction théorique. Il y a quelques années un certain Terrasson, qui anticipait sur la mode de l’écologisme idéologique et extrémiste, inaugurait le plus connu de ses livres « La peur de la nature », par ce qu’il pensait être un constat : l’univers, selon lui, offrait le plus beau des paysages avant la malencontreuse et nocive arrivée de l’homme (on me pardonnera de ne pas citer « à la virgule près » : il y a longtemps que l’objet en question est parti à la déchetterie). Or c’est une stupidité : il n’y a de paysage que pour, et par, l’homme. Ce n’est pas le lieu d’ouvrir la polémique mais il faut admettre que, si l’homme est apparu, c’est bien en tant qu’élément d’un univers qui l’englobe et le conditionne. Si M. Terrasson cherchait un coupable, il lui fallait directement s’adresser à « l’univers ».
Oui, il n’y a de paysage que pour l’homme et encore faut-il le préciser : pas depuis longtemps ! Le mot paysage n’apparaît dans notre langue qu’au XVIème siècle. Il y a une bonne raison à cela : pour « voir » un paysage, il faut s’être arraché au « pays ». Il faut ne pas avoir, ce pays, à y user ses jours et ses nuits, et ses forces et sa vie. Pour le paysan il n’y a pas de paysage, il y a une terre qui est bonne ou non. Dans son métier la question esthétique ne se pose pas. Un « beau champ » c’est un champ bien travaillé. C’est tout. Pour contempler esthétiquement son champ, il faut que le paysan de Millet non seulement ôte son chapeau, comme il le fait au moment de l’angélus, mais aussi qu’il ôte ses œillères obligées : lesquelles sont évidemment techniciennes, pratiques. Il a « à faire » et il doit le faire le mieux possible pour que ces étendues autour de lui deviennent productives, puissent en outre nourrir le bétail, engranger de quoi nourrir la famille et, éventuellement, construire un capital.
Je suis né dans ce monde-là, même si je n’ai jamais retourné un champ ni cultivé quelque vigne ou engraissé quelque animal que ce soit, je suis né dans ce monde-là : un pays dans lequel ma vie se vit, une terre qui doit être sans relâche bousculée, aménagée, nourrie. Les valeurs et le vocabulaire de ce mode d’être au monde ont innervé mon enfance, dans tous ses registres. J’ai souvenir que ma mère, lorsqu’elle parlait d’une « belle fille » (les mères s’intéressent souvent aux filles qui pourraient intéresser leurs garçons) pensait : fille costaude, râblée, capable d’abattre sa journée au champ sans rechigner. Les top-modèles squelettiques n’appartenaient pas à son champ de vision, pas plus qu’au mien, alors, les paysages de Constable, Monet, Cézanne, Hokusai…
Le détour par la peinture, et aujourd’hui la photographie, par l’art dirons-nous, est nécessaire pour accéder à l’idée de paysage. Mais ce « détour » correspond surtout à un pas de côté, une mise à l’écart. Il faut être sorti du pays pour le voir sous l’angle, purement esthétique, du paysage. En ce qui me concerne il aura fallu l’éloignement, l’absence, l’irruption d’idées et d’images venues d’ailleurs, pour redécouvrir ce qui fut mon village sous cet angle-là, radicalement étranger aux critères de perceptions qui avaient été les miens. Adieu « le champ du père Machin », adieu « le bayard du père Truc » (son vin était une piquette « lourde de menaces » comme le chante Brassens) : les lieux s’étaient délivrés de toute connotation concrètement locale et fonctionnelle, ils se réorganisaient pour mon regard en figures étrangement variées et nouvelles, tout en s’inscrivant dans un cadre de références n’ayant plus rien à voir avec leur usage et leur appartenance à qui que ce soit. Le « pont de la Cumane » venait ainsi s’inscrire dans la longue tradition des ponts qui agrémentent la campagne dans tant de toiles impressionnistes, et les champs, les près, les bois, devenaient purs espaces, ouverts ou fermés, séduisants, mystérieux, troublants. Ainsi devient-on à jamais étranger à son propre pays (et sans doute à soi-même).
Le miracle, c’en est un, est que Saint-Vérand n’est pas « un paysage », mais une suite de variations autour de quelques thématiques traditionnelles. Les chemins qui s’en vont, se perdent, tortueux, prometteurs ou menaçants, les combes cachotières, les coteaux imposants, les plateaux impassibles ouverts sur l’infini, etc.
Qui voudra s’éduquer à la notion de paysage devra se munir de pinceaux, ou d’un appareil photo résistant (on se casse souvent la figure à la campagne) et retirer quelques jours de son planning professionnel : il y a de quoi contempler – et méditer – à Saint-Vérand.