Les leçons de choses du « Mile »
Par Michel Jolland
Émile, « le Mile » était un proche voisin de mes grands-parents au Barret. Dans les années 1950, il avait largement dépassé l’âge de la retraite mais il continuait à cultiver sa petite propriété. De temps en temps il me demandait de venir l’aider le jeudi ou pendant les vacances, soit le matin soit l’après-midi en fonction de la saison et de la nature des travaux programmés. Je faisais de mon mieux pour piocher les vignes, buter les pommes de terre, charger les « talots » de châtaigner dans le tombereau, mais je crois que « le Mile » appréciait par-dessus tout d’avoir de la compagnie, et surtout la compagnie d’un gamin qui avait beaucoup à apprendre. Il se faisait un devoir, et à l’évidence un plaisir, de me faire partager par ses plaisantes explications les fruits de son expérience dans les domaines les plus variés : entretenir le jardin potager, fabriquer des manches d’outils, maîtriser les subtilités de la belote… L’un de ses sujets favoris était la culture du noyer, un arbre à qui il vouait une véritable passion.
Émile possédait – il serait tout aussi juste de dire chouchoutait – une paire de vaches qu’il attelait pour labourer, herser et transporter tout ce qui était utile à la vie de la ferme. Lorsqu’il entretenait le sol de ses noyers, il veillait à ne pas trop s’approcher des troncs pour éviter de les blesser avec la charrue, la houe ou la herse. Après le labour, il restait donc de larges « bourdons » que nous faisions disparaître avec nos piochons en prenant soin d’égaliser précautionneusement et harmonieusement la terre près de l’arbre. C’est dans ces situations que je bénéficiais de véritables leçons de choses, pleines de bienveillance et émaillées d’anecdotes et d’un humour bon enfant. S’agissant du noyer, cela commençait souvent par un petit rappel des variétés plus ou moins sauvages d’autrefois, la Chaberte et la Ronde, et par la description des qualités de celles, plus rentables et mieux adaptées au commerce, qui progressivement les avaient remplacées : la Franquette, la Mayette, la Parisienne. Au fil de la discussion venaient ensuite des considérations sur la culture, exigeante, du noyer, sur la récolte et l’emploi de ses fruits, sur les diverses utilisations de son bois, sur la tradition des mondées… J’adorais ces explications qui me donnaient le sentiment exaltant d’accéder à des secrets cachés dans des livres savants ou échangés à demi-mots entre experts. Aujourd’hui, l’information est partout et il suffit de quelques cliques prudents pour atteindre une documentation claire et étoffée telle que la propose, par exemple et parmi d’autres, ce site dédié à la noix de Grenoble http://gite-la-source.com/gite-activ-noixgrenoble01-impr.htm.
Doué d’un grand sens de l’observation, d’une excellente mémoire à long terme et de la légendaire jugeotte propre à tout bon paysan dauphinois, « le Mile » n’hésitait pas à étayer son argumentation avec des récits qui frappaient mon imaginaire. Je me souviens en particulier d’envolées lyriques au sujet de noyers centenaires, gigantesques, au « bois noir » très prisé des marchands – pour leur malheur d’ailleurs car cela accélérait leur disparition : « Tu vois, un veau, si tout va bien, tu peux en vendre un chaque année, mais un gros noyer, une fois que tu l’as bazardé, il faut attendre au moins cent ans avant d’en avoir un autre à vendre ! ». La description, souvent entendue, d’une maladie fatale aux noyers du pays m’impressionnait aussi beaucoup, ne serait-ce que par son nom, pour le moins peu engageant, « le pus », également dénommée « pourridié », ou plus savamment le « dépérissement du noyer ». Le parler populaire rural de Saint-Vérand, tout aussi explicite quant aux effets de la maladie, utilisait l’image parlante de « noyer tout crevassu ». Émile rappelait volontiers les signes et l’évolution de cette maladie qui s’amorce par une diminution générale de vigueur de l’arbre. Les pousses annuelles sont courtes, les feuilles ont tendance à jaunir prématurément, puis à se dessécher. Progressivement, les fruits deviennent plus rares, plus petits ; ils mûrissent mal et souvent tombent avant maturation. Ce ne sont plus des noix mais des « cacareaux » ! Le déclin s’accélère, les branches mortes se multiplient et finalement l’arbre « petafine ». Parfois l’écorce se décolle à la base du tronc et des fissures laissent échapper un liquide gélatineux noirâtre alors que, sous terre, les racines se décomposent. A l’époque, il n’existait aucun remède efficace et, pire que cela, « le pus » non seulement emportait les noyers mais infestait la terre qui les avait nourris. J’étais d’autant plus sensible à cette question que, dans un champ tout proche, certains noyers de mes grands-parents incarnaient de manière flagrante chacun des stades de la maladie !
Émile n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il décrivait, avec une petite pointe de fierté, les multiples usages du bois de noyer. Les troncs des vieux arbres présentant une belle circonférence et un important cœur de « bois noir » étaient utilisés pour les meubles. Certains arbres noueux présentaient des loupes, très recherchées en menuiserie pour le placage. Les grosses branches pouvaient servir à la fabrication de semelles de galoches, les troncs d’arbres jeunes, souples et résistants, étaient façonnés à la « creusette » pour devenir de magnifiques jougs. La liste serait longue mais je ne peux la clore sans signaler l’exportation du bois dauphinois vers la Suisse ou l’Allemagne pour la fabrication de crosses de fusil. Sur ce point, Émile était moins enthousiaste : « Si ça se trouve, les fusils qui nous canardaient pendant la guerre avaient des crosses faites avec des noyers de chez nous ! ».
De temps en temps, une fois le travail terminé, « le Mile » m’emmenait « à la maison » boire un verre de limonade ou de sirop. Nous échangions quelques mots anodins avec sa femme, « la métre » comme il l’appelait avec un mélange de respect et de malice, puis, selon un rituel bien établi, il me disait : « Ah, viens, il faut que je te montre quelque chose… ». Il me conduisait alors dans une remise contigüe à la pièce principale, un endroit où, toujours bien rangés, se trouvaient des outils, la réserve de pommes de terre et de bettraves fourragères, des sacs de jute vides et une longue étagère placée en hauteur. Sur cette étagère, il attrapait une boite en fer-blanc cachée derrière une rangée de récipients métalliques remplis de vis, de boulons et de clous. C’était là qu’il cachait « son pécule » pour le verre de vin blanc du dimanche matin après la messe… Partager ce secret avec lui était presque aussi précieux que l’étrenne, généreuse, qu’il me donnait avec un grand sourire.
Notes
1. Photos
Les noyers présentés ici ont été photographiés à Saint-Vérand en août 2021, par Miche Hut et Christian Pevet. Ils ont été volontairement choisis hors des impeccables plantations modernes afin de rappeler ceux de la période évoquée dans le texte.
La photo du joug appartient à l’auteur.
2. Petit éclairage sur le parler rural de Saint-Vérand dans les années 1950
Peu familiarisé avec l’univers rural des années 1950 et vivant loin du Dauphiné, un fidèle lecteur nous signale amicalement qu’un petit lexique pourrait dans certains cas s’avérer utile. A titre d’essai, et avec plaisir, nous proposons ces quelques définitions.
Bourdon : îlot de terre d’accès difficile pour la charrue que l’on laisse autour de la souche du noyer. Lorsqu’il est involontaire, le « bourdon » désigne une bande de terre ignorée au moment du labour (ou de foin oubliée par inadvertance lors du fauchage).
Cacareau : noix de mauvaise qualité ou anormalement petite, souvent véreuse.
Creusette : terme local pour « essette » , outil tranchant du charpentier-menuisier.
Mondée : mot usuel en Dauphiné, la mondée désigne l’opération technique qui consiste à extraire les cerneaux des coques de noix préalablement cassées à l’aide d’une massette en bois et, sur le plan des traditions populaires, la soirée de veillée conviviale consacrée à cette activité, en famille ou avec des amis.
Petafiner : mourir, crever.
Talot : mot sans équivalent en français. Dans Patois et Vie en Dauphiné – Le parler rural d’Izeron (Isère), Armand Mante propose la définition suivante : « petit billion de bois de section variable, correspondant à un jeune tronc ou aux grosses et moyennes branches ». Ici, il s’agit de branchages qui, jugés trop gros pour être mis en fagots, sont réservés pour faire du « petit bois » destiné, une fois sec, à lancer le feu dans la cheminée ou dans le poêle.