Et des bons sentiments
Par Jacques Roux
Le divertissement du pauvre
Cette question : pourquoi dénoncer spécifiquement comme produits d’un « business », à l’exclusion de tout autre programme, les téléfilms d’amour (de Noël et autres « romances ») ne m’a pas vraiment lâché depuis décembre 2020. Sans doute le sujet peut-il paraître superficiel, mais tout agacement est à considérer comme un symptôme, derrière lequel peuvent se cacher des sentiments profonds, d’injustice, d’exclusion. Il n’est qu’à voir la production littéraire liée à l’explosion du féminisme militant : il devait y avoir, chez beaucoup et souvent, plus que de l’agacement face à certaines pratiques ou formulations ! Or cet agacement, le mien, je n’en doute pas, trouve sa source dans un constat : la dévalorisation du plaisir pris à certains spectacles, la dépréciation de l’admiration éprouvée pour un artiste ou une forme d’expression (la chanson dite « de variété », par exemple). Ce constat, mainte fois renouvelé, réveille le souvenir de moqueries et d’une forme de mépris arrogant dont mes proches, et moi-même évidemment, ainsi que d’une façon plus générale tous ceux qui relevaient d’un milieu tenu à l’écart de l’élite culturelle, ses choix, ses œuvres, ont eu (et ont encore) à souffrir. Il existerait deux types d’œuvres et d’artistes dans le champ culturel, ceux qui sont dignes d’éloge, et ceux qui ne le sont pas, destinés au divertissement du pauvre. La chose n’est pas dite ainsi : on se contente de souligner la pauvreté du divertissement ! L’article de Cédric Melon est construit autour de cet a priori.
Il existe en effet une catégorie (ce n’est pas la totalité) d’intellectuels, que les médias aujourd’hui arment d’outils de communication puissants et que certaines institutions (comme l’enseignement, les maisons de la culture ou autres musées) placent parfois au cœur de dispositifs décisionnels, éprouvant un manifeste dégoût de ce qui fait le bonheur du grand public. Des êtres qui rejettent et souvent ridiculisent, par principe et en s’appuyant sur des arguments divers (nous verrons ceux qu’utilise Cédric Melon), toute perception, proposition, emballement, qui ne cadrent pas avec leur conception de ce qu’ils estiment être la qualité esthétique. Une qualité souvent associée à la modernité car, dans le monde de la culture, le concept de « modernité » est tout autant prisé que chez les vendeurs de machines à laver. Demandez-leur quand commence et où s’arrête la modernité, la réponse tardera à venir, mais la mise en scène de quelques opéras de Mozart (pour me limiter à ce que je connais) ces 20 dernières années est significative. On revêt Don Giovanni de jeans ou costume cravate, Suzanne a droit à un tablier de bonniche, le décor de Cosi devient une cuisine formica, à moins que, comble d’audace, on situe « L’enlèvement au sérail » au cœur d’un état islamiste, ou confronte les héros de Da Ponte à la tyrannique vie nocturne parisienne, sexe drogue et rock and roll ! On nous a par ailleurs vendu, tous média confondus en cet été 2021, les cerisiers en fleurs de Damien Hirst (à Paris, chez Cartier) et à Marseille (au Mucem) les figurines géantes « post Disney » de Jeff Koons. Prière d’admirer. Cette vision consensuelle d’un « esthétiquement correct » est partagée par une population restreinte, à la fois législatrice et propagandiste, productrice, via les outils mis à sa disposition, d’exclusions, ou a contrario de survalorisations, dont les critères sont à chercher non dans un registre objectif mais dans une sorte de convention a priori. On aurait parlé autrefois de snobisme, on dira plutôt « culture de classe ». Car les valeurs affirmées par cette population hétérogène et mouvante, relayée sinon façonnée médiatiquement, ne sont qu’une sorte de projection de goûts petit-bourgeois, concept à prendre au pied de la lettre sans sa connotation marxiste : un mix d’héritage culturel (reconfiguré inconsciemment), de possibilités offertes par une existence aisée généralement citadine, sinon stricto sensu parisienne (voyages, sorties au théâtre ou à l’opéra, accès aux centres d’art et bibliothèques) et d’éducation universitaire même complètement avortée, seul comptant le « vernis. Livres « à lire », pièces de théâtre, films, expos « à voir », etc.
Puisque Le Mas du Barret siège à Saint-Vérand Isère, 1800 habitants et des poussières, il n’est pas vain de rappeler qu’ici (et l’on peut remonter aux origines du XXème siècle sans voir un changement de décor : il aura fallu la télé, l’automobile, puis Internet pour faire exploser le cadre !), pas de librairie, pas même de maison de la presse, pas de disquaire, pas de théâtre et a fortiori d’opéra, pas de concerts, pas de musée, pas de centre culturel, ni de salle de cinéma d’art et d’essai. Le « ciné » des années 50 était sous la houlette du curé. Les livres en prêt l’étaient à l’école communale, laïque, pour les écoliers. Les enfants passant le cap de la 6ème pouvaient accéder à un autre monde, pas ceux qui, nantis du certificat d’étude, diplôme dont la valeur n’est pas à sous estimer, s’arrêtaient là. A la ferme, à l’usine, pas d’animateurs, de conservateurs, de guides littéraires, d’école de musique. Mon premier air d’opéra je l’ai entendu entre trois crachotis sur le poste de radio rapporté par mon père sur sa bicyclette et qui mettait 5 minutes à « chauffer ». Une performance en ce temps incongrue, dans un horizon musical dominé d’un côté par Maurice Chevalier, Yves Montand et autres Edith Piaf et de l’autre par les beaux gosses de l’opérette populaire : Luis Mariano et Georges Guétary. Mais, si le non accès à certaines possibilités, donc à certaines œuvres, est un handicap que le temps permet de dépasser, le regard méprisant posé sur vos « coups de cœur » reste indélébilement ancré en vous. Mon goût pour les « Violettes impériales » chantées par Mariano (plaisir partagé avec ma mère), le rire partagé avec mon père (jusqu’à son lit d’hôpital) pour les mimiques de Fernandel, restent à jamais entachés par le dédain suscité par la confidence que j’ai pu en faire à des esprits forts de mon entourage, plus tard… Bien que ce dédain soit en quelque sorte devenu la preuve indissoluble du lien m’unissant à mon « milieu ».
Fernandel, Jerry Lewis, Louis De Funès… divertissement « populaire » ! D’une manière très générale, le cinéma « grand public » et tout spécialement les films comiques (je me souviens de ceux qui réunissaient des acteurs fétiches pour ma famille comme Raymond Bussières, Annette Poivre, Gabriello, Noël Roquevert, etc.) étaient définis comme la conjonction insupportable de la stupidité et de la vulgarité. (Certes il arrive que le temps remette les pendules à l’heure : c’est la même catégorie de personnes qui, il y a une soixantaine d’années, considérait comme pur navet les « Tontons flingueurs » qui les encense aujourd’hui. Le film, paraît-il, est devenu « culte » !) Idem pour les « Belmondo », ou James Bonderies, qui avaient pris le relais (avec des moyens plus hollywoodiens) des policiers du samedi soir dont Eddie Constantine était la vedette. Ce type de jugements dépréciateur, je le précise, ne vise pas spécifiquement les « petites gens » (même s’il les frappe de plein fouet), mais plus généralement ce qu’on appelle le « grand public », si distant des goûts des « spécialistes », des « connaisseurs ». Dans le champ de la culture, « l’amateur » est nécessairement « connaisseur ». Et s’il est chroniqueur dans un quotidien réputé ou un magazine, s’il a porte ouverte dans une émission radio ou télé, s’il est auréolé d’un titre tel que « conservateur », il pourra parader en toisant de toute sa morgue la populace. J’ai souvenir d’un rendez-vous avec un responsable de la Direction des affaires culturelles de la Région Rhône Alpes. Nous étions quelques uns à vouloir organiser en zone rurale une sorte de festival bon enfant, qui associerait musique et arts plastiques. L’association qui portait le projet étant consacrée à la guitare classique elle proposait un thème générique centré sur cet instrument, avec le vœu de voir se greffer autour de lui des créations picturales, des sculptures ou des manifestations centrées sur cet instrument : le beau monsieur nous avait ri au nez. « La Région ne s’implique pas dans des projets dignes d’une kermesse de village », tel était le message.
En musique classique, il est intéressant d’observer que des solistes comme Khatia Buniatishvili ou Yuja Wang, connues au-delà du cercle des mélomanes et capables de déplacer les foules, sans doute pour cette raison (et aussi parce que ce sont des très jeunes, et très belles, femmes) sont regardées comme de pauvres petites choses égarées dans le monde de l’Art. Il n’est pas rare de lire un article expliquant à l’une de ces dames qu’on ne « joue » pas telle œuvre comme elle l’interprète. Parce que le signataire, à l’évidence, sait mieux qu’elle ce que contient une partition sur laquelle elle travaille depuis des mois, et travaille très certainement lui-même leur instrument (le piano en l’occurrence) avec un touché qu’elles ne parviendront jamais à obtenir, pauvres créatures encensées par un public de second rang ! On se souvient de l’écrivain Yann Moix officiant à l’époque chez Ruquier, sur la 2, contestant l’interprétation par K. Buniatishvili d’un concerto de Rachmaninov, parce que pour lui, n’est ce pas, ce concerto « ça n’était pas ça » ! Pourtant les plus grands chefs et les orchestres les plus réputés s’enchantent de travailler avec la dite Khatia, comme avec Yuja Wang : cherchez l’erreur ! L’erreur elle est dans la prétention d’individus qu’un titre, une fonction, un micro, une caméra, ou la possibilité d’être lus confortent dans la conviction d’être au-dessus du tout venant.
Dégoulinant !
Revenons à ce cher Cédric Melon. Que sont pour lui ces romances diffusées à profusion par les chaînes pendant la période des fêtes de fin d’année, hebdomadairement le reste du temps ? Des productions « dégoulinantes de bons sentiments » ! Lieu commun prodigieux : n’y a-t-il donc dans l’humanité que les bons sentiments qui « dégoulinent » ? Si Cédric Melon (et le rédacteur en chef qui a pris la responsabilité de publier ce ramassis de niaiseries) s’était intéressé aux téléfilms que diffuse TF1 depuis des mois, sinon des années, à raison de 2 par après-midi, il aurait pu relever des titres comme (je donne ceux de cette semaine, début septembre 2021) : Semaine de terreur au lycée/Confessions d’une ado diabolique/Grossesse secrète pour jeune fille parfaite/ Seule, enceinte et piégée/Un homme toxique dans ma vie/L’homme qui a brisé ma fille/ Etudiante et plus si affinités/Etudiante le jour, escort la nuit. Les mauvais sentiments ne « dégoulinent »-ils donc pas ? Et le sang ? Ce sang que, chaque samedi soir la 3 déverse sur les écrans avec ses polars dont les titres génériques sont expressifs : « Meurtres à… », « Crimes à… ».
Dégoulinantes de bons sentiments les romances sont aussi, selon Cédric Melon, « d’une qualité discutable, avec des acteurs en bout de course », ou, autre formulation, tout aussi généreuse : « les acteurs et actrices sont soit des inconnus, soit de vieilles stars has been » (sous entendu, mais le brillant journaliste l’écrit plus loin : « on les paie moins chers » !). Si l’on prend au pied de la lettre l’information donnée en fin d’article par M. Melon, selon laquelle : « à la fin de l’année 85 millions de personnes (je précise : dans le monde) auront vu une des productions de Hallmark Channel (une des sociétés qui produit le plus de films « de Noël ») cela signifie que ledit M. Melon crache tranquillement sur ces 85 millions d’individus : « vous avez des goûts de m… », tout en insultant les comédiens vus dans ces téléfilms.
Je glisse sur la « qualité discutable » car j’y reviendrai dans ma prochaine publication, mais j’observe cependant que, stricto sensu, cette formule signifie qu’il doit y avoir débat sur la question. Le rédacteur de l’article la prend à l’évidence (puisqu’il n’y aura pas débat) dans son sens dérivé, commun et restrictif, signifiant tout au contraire : ça ne vaut même pas le coup d’en discuter ! S’il avait une prétention à devenir journaliste, M. Melon aurait ici commis une faute rédhibitoire : quand on annonce des défauts, on les énonce. Un jugement n’a de poids que lorsqu’il se justifie.
En ce qui concerne les acteurs, il me semble que, là encore, s’il y avait eu un rédacteur en chef digne de ce nom pour lire le brouillon de ce papier, il aurait saisi son téléphone et apostrophé le jeune blanc bec en ces termes : « Dis-moi mon cher Cédric, tu cherches la bagarre ? Est-ce que tu regardes la télé française ? Est-ce que tu suis les séries, les feuilletons ? Est-ce que tu t’intéresses aux téléfilms de prestige des grandes chaînes ? Qui joue dans ces films ? Qui ? Tu es en train de nous mettre toute la profession à dos ! » Parce que la situation est identique en France et aux Etats-Unis : les acteurs de téléfilms ou séries, sont en quelque sorte « spécialisés ». On ne les voit pas, ou rarement, sur grand écran. Sont-ils pour autant « inconnus » ? Loin de là, bien au contraire ; ils ont leurs fidèles, leurs fans. Ils font la Une en permanence de multiples magazines, ils ont des blogs, des pages Facebook, et autres, suivies par nombre de lecteurs. Des comédiens comme Jérôme Anger, Thierry Godard, Thierry Neuvic, Lannick Gautry, Bruno Madinier, etc. sont très courus. Certains d’entre eux comme Bruno Wolkowitch, Samuel Le Bihan jouent aussi pour le grand écran, sont-ils pour autant « en bout de course » ? Un Pierre Arditi, un Francis Perrin, qui se régalent à créer des personnages de composition dans des téléfilms dont la qualité, désolé cher M. Melon, est « indiscutable », sont-ils pour autant des « has been » ? Recherchés parce qu’on peut se les offrir à moindre coût ?
Le même Cédric Melon relève que le coût moyen d’un téléfilm romance ordinaire « ne dépasse pas les 2 millions de dollars » (ce qui n’est pas rien quand même !) et il compare ce chiffre avec les 15 millions d’un épisode de Game of Thrones. Autant alors comparer « Cléopâtre » avec « A bout de souffle » de Godard ! « Game of Thrones », c’est un tournage longue durée, avec des décors à construire, des dizaines d’acteurs dont des stars planétaires, des centaines de figurants, des mois de tournages, des costumes, du maquillage, des effets spéciaux, des signatures à tous les échelons (scénario/mise en scène/dialogues/production…). Une romance ordinaire ce sont 3 à 4 acteurs principaux, une dizaine de personnages de second plan, des décors naturels, y compris pour les intérieurs, avec (cela paraît assez évident) des accords avec les régions de tournage mises en valeur, donc sans doute des aides. Je reparlerai de ce regard porté sur les paysages des États américains dans une publication ultérieure : pour le public local comme pour nous en France c’est une source d’information… et d’enchantement. Il y a aussi, et c’est peu coûteux, beaucoup de plans séquence (circulation dans une rue, promenade en campagne), de longues scènes de dialogue en gros plan économiques à tous points de vue même si pour les comédiens elles sont éprouvantes (qu’on regarde les feuilletons diffusés sur la 2 ou la 3 le soir, on verra de quoi je parle).
La plus grosse bêtise de Cédric Melon, il faut y revenir, est d’écrire que les acteurs (non « has been ») sont des « inconnus ». Nous avons vu plus haut ce qu’il en était, mais cette affirmation stupide stigmatise moins les personnes visées que l’auteur de la remarque lui-même. Il lui aurait suffi de visionner quelques uns des téléfilms auxquels il fait allusion, à la fois pour vérifier que ces « inconnus » sont tout de même de vrais comédiens, et qu’ils reviennent, certains assez souvent, aux génériques de productions similaires. Il aurait aussi, ce journaliste bien peu curieux, pu feuilleter leurs dossiers professionnels, ou explorer les pages d’un quelconque moteur de recherche sur Internet. Il suffit de s’arrêter aux pages « images » pour constater quelle visibilité ont ces « inconnus » apparemment bien connus : manifestations diverses, galas, festivals. Toujours est-il, et j’aimerais m’attarder sur cette observation, que ces acteurs « inconnus » sont aussi réputés pour les multiples cordes qu’ils ont à leurs arcs. Beaucoup chantent, enregistrent des disques, donnent des concerts, font des tournées, certains sont auteurs compositeurs. La plupart mettent la main à la pâte des réalisations auxquelles ils participent : ils produisent, ils écrivent des scénarii, ils mettent en scène. Il suffit d’avoir regardé une dizaine de ces téléfilms pour se rendre compte que la plupart sont des cavaliers émérites (héritage du Western oblige, même les romances se déroulent en certains cas dans des ranchs). Nombreux sont ceux qui patinent comme des sportifs professionnels (les films de Noël regorgent de séquences « patinage », activité sans doute très prisée et présentée comme traditionnelle). A quoi il faut ajouter qu’ils ne sont pas rares à s’engager dans des mouvements ou associations de protection de l’enfance, de la nature, des animaux…
Nous en resterons là pour cette fois ! Il suffit, pour apprécier à sa juste, et déplaisante, valeur l’article de M. Melon, de se souvenir de la Fontaine : « qui veut noyer son chien… ».
Les téléfilms de Noël, et plus généralement les romances, pour M Melon et la publication qui l’héberge (qui est loin pourtant de flotter dans les hautes sphères de la culture), sont des sous-produits, dont la seule fonction est de « faire du fric » en occupant le petit peuple. Plutôt que tenter de vérifier la véracité de ce jugement – ce qui aurait demandé de se plonger dans le dossier – M. Melon s’est contenté de quelques arguments rapides qu’il jugeait sans doute rédhibitoires. Et qui se retournent contre lui. « Inconnu toi-même ! » pourraient narquoisement lui jeter à la face quelques-uns des comédiens qui prêtent à ces produits du « business de Noël », leur charme, leur intelligence et la somme de tous leurs talents.
A suivre.