Le mas du Barret

Moi j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre… Feu le Musée du Bizarre de Lavilledieu (07)

Jacques Roux

Les amateurs de cinéma n’ont pas oublié le savoureux dialogue antre Louis Jouvet et Michel Simon, dans « Drôle de drame » de Marcel Carné (et Prévert), au cours duquel intervient la célèbre réplique rappelée ci-dessus. Le phrasé entre tous identifiable de Louis Jouvet fait sonner ce mot (bizarre) de telle façon qu’il l’arrache au langage commun dont il est issu. Au-delà de la suspicion dont le personnage joué par Jouvet entend le charger, il se nourrit lui-même de l’étrangeté qu’il est censé signifier. Bien après le visionnage du film (qui date de 1937 !) la séquence dans laquelle il intervient est entrée dans le domaine public, ne serait-ce, ces dernières années, que grâce aux extraits diffusés sur You Tube. Et elle installe, durablement semble-t-il, dans les consciences, l’extrême bizarrerie de ce simple mot, « bizarre », dont les étymologues ne savent trop s’il vient d’Espagne ou d’Italie, et dont  la signification, tout aussi bizarrement il va de soi, oscille entre le mystère, le déconcertant, le menaçant et la drôlerie aussi, comme une sorte de clin d’œil à certaines facéties que les Surréalistes ont eu le tort de vouloir tirer vers le sérieux. Parce qu’il n’avait pas l’esprit de sérieux, mais la culture et le goût de l’aventure humaine (pas l’aventure des films de ce registre, mais l’aventure intérieure, celle qui plonge dans le ventre de nos pouvoirs cachés, de nos incertitudes, de nos recherches inquiètes, de nos trouvailles inattendues), un certain Serge Tekielski fonda, au cœur des années 70 du siècle dernier, dans un village ardéchois qui avait connu autrefois des heures de gloire, Lavilledieu, un « Musée du Bizarre ».

« Son » Musée du Bizarre !

Une bizarrerie sociétale et culturelle que Louis Jouvet, s’il avait vécu encore, se serait fait une joie d’adouber.

Serge Tekielski dit Candide

Je ne sais rien de la biographie de Serge Tekielski, sinon qu’il se murmurait « qu’il avait travaillé autrefois dans la marine marchande ». Je ne l’ai connu – j’étais alors un hybride, mi enseignant, mi journaliste – que sous le nom de Candide. Surnom qu’il avait adopté lorsqu’il s’était installé à Lavilledieu en ouvrant une brocante. Le peintre Lattier parle, dans l’illustration ci-dessus, d’une boutique de « vieilleries ». Il est vrai qu’à cette époque, si les amateurs se refilaient les noms des antiquaires « sérieux », on ne trouvait pas de brocante à chaque coin de rue, et les « brocantes de plein air » n’existaient pas. Candide « marchand de vieilleries » est aussi présenté par Gérard Lattier comme « montreur de curiosités ». Une indication précieuse sur la tonalité d’ensemble de la boutique : on y montrait aussi ce que le maître des lieux n’avait pas encore désigné comme des « bizarreries ». A savoir, parce que lorsqu’il ouvrit son Musée il disposait déjà de vraies et riches « collections », de ces petits travaux que les paysans le soir ou les jours d’hiver bricolent pour se distraire et/ou distraire les enfants. Sculptures sur bois, pierres travaillées ou peintes. D’autres bricolages, de paille, de métal, de matériaux divers, comme le tissu. Une profusion d’ouvrages que leurs auteurs eux-mêmes n’auraient pas nommé des « œuvres » mais que le candide marchand de vieilleries identifiait déjà comme des éléments de ce que l’on nomme dans les milieux documentés « l’art populaire ».

Candide dans une salle de son Musée

C’est un fait indéniable, Candide n’est pas né inculte : Serge Tekielski, outre sa belle écriture, ample et généreuse comme lui, possédait tous les trésors de la langue et savait en user bien qu’il fût économe en paroles et en écrits. L’idée de glisser d’une boutique de vieilleries, ainsi qu’elle était perçue, à un établissement archivant, classant et exposant des créations d’art populaire, ne pouvait naître que dans un esprit conscient de la richesse esthétique, sociologique et humaine qu’elles recelaient. Un esprit informé des prises de conscience et travaux multiples (on se souviendra d’abord de Dubuffet à qui l’on doit le concept désignant ce type de travaux : « l’art brut ») qui se multipliaient depuis les années 50/60 sur le sujet. Et qui n’ignorait pas qu’ici ou là des institutions se créaient, rassemblant des collections dans l’esprit de ce qu’il avait dans la tête. L’une de ces institutions, un Musée de Lausanne, aujourd’hui intitulé « Collection de l’art brut », qui hérita d’ailleurs de la collection privée de Dubuffet, devint son correspondant permanent et ne cessa d’entretenir, avec Candide lui-même, et son établissement, des relations positives.

Si Candide baptisa son établissement « Petit musée du bizarre » il faut y voir d’abord la trace de sa modestie. : « Petit musée ». Il savait ce qu’il faisait, et que ce ne serait pas une « petite » aventure (il avait le cuir solide heureusement), mais il avait bien conscience de la modestie obligée de ce que les contraintes financières et la résistance locale lui imposeraient. La « résistance locale » est sans doute à l’origine de la formule « du bizarre ». Car en Ardèche (peut-être partout ailleurs en France ???) on n’apprécie guère ce qui déroge de l’ordinaire. Surtout en zone rurale. A la campagne, le moindre acteur social se sent investi d’une responsabilité « sérieuse », qu’il soit banquier, notaire, conseiller général (en ces temps heureux on n’avait pas encore inventé la libératrice qualification « d’insoumis », qui permet d’échapper à toute norme et pesanteur, fut-elle la seule bienséance). L’apparition d’un lieu où l’on exposerait comme des objets culturels des assiettes décorées par de frustres mains paysannes, des bouts de bois taillés par des bergères ou des bergers pendant les longues heures de surveillance des troupeaux, voire des bricoles difficiles à décrire et dénommer, fabriquées entre deux assauts mortifères par de jeunes poilus rêvant de leur lointaine promise, ou pleurant le pays, la maison, la maman, cette apparition n’avait aucune chance d’inspirer l’intérêt, le respect. La bizarrerie proclamée était en revanche susceptible de susciter la curiosité et de couper l’herbe sous les pieds des éventuelles moqueries méprisantes. Oui, je suis nègre, clamaient Césaire et Senghor, et oui, tout ça c’est très bizarre déclarait Candide avec le sourire.

Dessin de Graham Clarke dessinateur anglais de renom, ami de Candide

Art brut… mais pas seulement

L’installation en zone rurale n’est pas anecdotique, elle a une implication concrète dans la conceptualisation, par Candide, de son projet. Le concept d’art brut, tel que défini par Dubuffet, renvoyait à des productions dues pour la plupart à des marginaux, révoltés ou simplement rejetés, voire – et cela plut et plaît encore beaucoup aux « intellectuels » qui œuvrent dans le champ artistique – des fous. Beaucoup d’artistes se sont réclamés de la folie, ou sont lus via l’imagerie romantico/gothique qui l’entoure : Artaud, en poésie, littérature, Nietzsche en philosophie, Van Gogh en peinture entre autres (je sélectionne ici quelques noms dont la personnalité, dans l’imaginaire public, s’entoure d’un halo fait de marginalité et de démence). Pour Dubuffet, à l’origine, l’art brut est le fait de personnes non conscientes de ce qu’elles font : il visait d’abord les productions de déments internés dans des asiles ou de personnes privées de bon sens parce que droguées. Certes des artistes reconnus et conscients, eux, de l’univers dans lequel ils œuvraient, créaient « sous influence », c’est le cas d’Artaud dont nous venons de parler, de Michaux, de Picabia, et d’artistes plus contemporains qui font encore, même s’ils ont disparu en pleine jeunesse, comme Basquiat, la fortune de leurs marchands et sont traités par les médias et un certain public comme des rock stars. Cette drogue-là, si j’ose la formule, c’est le dessus du panier. Dans le champ de l’art brut, le « drogué » c’est l’épave, inculte et à la dérive.

Candide s’était résolument installé dans un autre créneau. Certes le critère « artistes non conscients d’être définis comme tels » restait fondamental pour lui, mais il était plus sensible à la production de personnes vivant comme tout un chacun, paysans, ouvriers, pas nécessairement drogués, ivrognes, ou fous, qui, à un moment ou un autre s’étaient mis à fabriquer des objets non utiles, juste pour s’occuper l’esprit et les mains, juste pour « dire » quelque chose d’intime sans passer par les mots, la confidence, l’aveu. Il est vrai aussi que dès les années 60 et très nettement dans les années 70, un mouvement s’était créé qui, sous le couvert de la notion d’artisanat, encourageait les personnes vivant en zone rurale, et particulièrement les agriculteurs désœuvrés à certaines périodes, comme l’hiver, à « s’occuper » en fabriquant des petits objets susceptibles d’être montrés, non pour la vente mais pour l’œil, dans les kermesses, les petites fêtes rituelles comme les lotos. Le réseau catholique avec ses curés « animateurs » était présent sur ce terrain lequel, assez vite, fut occupé par des associations, à visée pratique très immédiate dans un premier temps puis bientôt porteuses d’idéologies dont les traces se lisent toujours (on est « chez nous, on ne veut pas des autres » – « pas besoin de la ville, des technocrates, des intellos », etc.).Ainsi, lorsque Candide créa son « Petit Musée du Bizarre » il existait en Ardèche du Sud un réseau associatif intitulé « Compagnons du Gerboul », qui rassemblait des agriculteurs fabriquant des objets « typiques de la ruralité », ou représentatifs d’une « créativité paysanne », telles ces poupées vêtues de toile de jute qui firent la renommée de ces « compagnons ». Candide était sans doute proche de cette option. Pour lui, la bizarrerie des œuvres qu’il exposait ne tenait pas à une éventuelle bizarrerie originaire de l’auteur, telle que la folie, mais à leur différence avec les conceptions classiques présidant à la dénomination « œuvre d’art ». Ici pas d’auteur connu, reconnu, pas d’auteur formé dans des institutions spécialisées, intégré dans une histoire dont il connaît les principes et dont il essaie de se démarquer pour affirmer son originalité. L’œuvre était en quelque sorte le fait d’un anonyme, indifférent à l’histoire et l’esprit d’époque, aux principes d’un style, d’une école. La « création » ne faisait que poser devant le visiteur la trace concrète d’une existence, ses rêveries, ses peurs, ses envies, son mystère, puisque tout est obscur chez l’autre quand on ne sait rien de lui. Et même quand on sait… Le Bizarre chez Candide, dérivait de l’écart entre l’attente du visiteur habituel des musées et la découverte de ce qu’il était amené à contempler.

Le Petit Musée du Bizarre

Candide et son Musée : le tourbillon de la vie (citation de Serge Rezvani)

L’ancrage de Candide dans son environnement on peut en juger lorsqu’il baptisa « Racines » la revue qu’il fonda pour donner la parole à des artistes qui fréquentaient son Musée, écrivains, poètes, dessinateurs, non publiés, non montrés mais riches de talents prometteurs. Il leur offrit une vitrine. Sans le sou, il faut le dire, mais avec l’énergie goguenarde  qui le caractérisait, comme s’il riait de lui-même et de ses engagements, tous plus ambitieux les uns que les autres.

Il serait injuste de lire ce titre « Racines » avec dans le crane la lancinante mélopée qui habille de nos jours tout discours prétendument soucieux de préserver la sincérité, l’authenticité de ses origines. Comme si nous n’étions que des plantes vertes accrochées à notre coin de terre. Pour lui, un poème signé « Marie-Josée » le dit fort bien dans le numéro 6 de la revue, il s’agissait plus métaphoriquement et mystérieusement : « d’ouvrir l’arbre/ rentrer en lui/devenir l’arbre/être ses racines qui se nourrissent/d’obscur et de terre/comme les morts (…) s’enraciner dans l’espace ». Loin de revendiquer des racines qui vous figent et avec vous le territoire que vous annexez, il s’agissait d’en comprendre la puissance souterraine afin de s’ouvrir possiblement et fortement, ailleurs, autrement. Il en était ainsi des objets qu’il exposait, offrant à nos regards des points de vue inattendus, déconcertants, scandaleux… bizarres. Et pourtant tous nés d’un « ici, moi ». Néanmoins, évidemment, certains textes publiés s’engouffraient déjà dans le discours nauséabond, qui prolifère depuis, se réclamant d’une appartenance excluant tout vagabond dont les « racines » seraient d’ailleurs, donc méprisables.

Outre cette revue, Candide lança une maison d’édition (les « Editions de Candide »), à la fois pour rééditer et mettre sur le marché des livres devenus difficiles d’accès, comme les « Voyages en Ardèche du docteur Francus », signés Albin Mazon, bible de tous les amoureux du département, et surtout pour éditer des auteurs locaux « différents ». Signalons que nous devons à Candide la publication des deux premiers ouvrages d’un paysan ardéchois nommé Pierre Rabhi. Deux livres qui firent entrer celui-ci dans la légende que fut sa trop brève existence. Le Musée en tant que tel, mais aussi d’autres lieux, mobilisés pour l’occasion, lui servaient de support pour des expositions temporaires d’artistes du cru, tel Lattier qui lui doit une grande part de sa notoriété (Candide a également édité un très beau livre sur ce peintre, dessinateur, conteur hors normes) ou Meyssonnier le photographe, ainsi que des personnalités relevant du contenu même de ses collections telle une femme qui exposa des sculptures de draps  en tous points dignes des fantasmagories felliniennes.

Le Musée servait encore de lieu de rencontres, parfois organisées, parfois impromptues, chaque visite étant l’occasion de croiser des personnes avec qui, le contexte aidant, on ne pouvait que développer le fil de ses réflexions et celui de ses rêveries. Ajoutons que, lorsque, enseignant, vous ameniez une classe, « le Conservateur en chef et Balayeur principal du Musée du Bizarre », comme il aimait se présenter, n’hésitait jamais à faire le show, parlant de « ses artistes » avec passion et humour, contant mille anecdotes, sollicitant toutes les questions et dérangeant souvent l’univers encore bien rangé de ses jeunes invités.

Candide recevant un groupe

Aujourd’hui En 2024, il faut tomber sur un vieux Villadéen aimable pour avoir une chance de découvrir la tombe mangée par les herbes du « Conservateur…etc. » dans le petit cimetière qui s’étale au pied de la commune (dans le voisinage, on trouve aussi, si l’on est aidé, la tombe d’Hubert Mounier, l’auteur et chanteur de « L’affaire Louis’ Trio »). Du Musée du Bizarre nulle trace, aucun souvenir. « Ah oui ! » vous répond-on, « c’est vieux »… Affaire classée. A Lavilledieu aujourd’hui on organise comme partout ailleurs des brocantes le dimanche et à l’occasion un bal folk. L’un des plus beaux fleurons de la culture non seulement locale mais départementale, régionale, a disparu sans laisser de trace après le décès, lui aussi prématuré de son créateur. Personne ne s’est demandé s’il n’y avait pas urgence, et nécessité, à protéger ce joyau. On vient d’inaugurer en grande pompe un Musée d’art contemporain dans la cité voisine, Aubenas, mais la vraie contemporanéité, elle était chez les artistes bizarres qu’hébergeait le petit Musée, contemporains  permanents de notre envie d’être et de communiquer où que nous soyons, qui que nous soyons.   

Notes

Toutes les photographies appartiennent à l’auteur. Droits réservés.

L’image mise en exergue est un dessin de Gérard Lattier commenté en marge par la plume de Candide.