Joseph Jasserand fut curé de Saint-Vérand de 1937 à 1978 et ce fut le dernier des curés affectés en propre à la paroisse. Autant dire qu’il est destiné à rester dans les mémoires, si tant est que cette phrase ait quelque signification : la mémoire humaine est si volatile ! Non que l’oubli soit la règle, mais les vivants emportent la plupart du temps avec eux les souvenirs auxquels ils étaient attachés et qui leur semblaient primordiaux. Le curé Jasserand, cependant, a quelque chance de passer outre ce cap difficile. D’abord parce que le village a donné son nom à une place ; on en conviendra, ce n’est pas une garantie. Surtout parce qu’il a laissé une trace de son passage, une trace qui pèse lourd et qui est destinée à survivre à bien des générations : Notre-Dame des Champs.
Cette belle œuvre, il ne l’a pas sculptée (il est très possible cependant que, parmi les vieux Saint-Vérannais, beaucoup aient été convaincus du contraire), mais il l’a désirée très fort. Suffisamment pour embarquer dans son rêve le Comité Paroissial, une structure de type associatif tout entière dévouée à sa cause, et une partie de la population d’obédience catholique. Laquelle constitue la majorité des habitants de cette commune rurale : le catholicisme et le monde paysan ont toujours fait bon ménage.
Précisons tout de suite que si l’idée de dresser sur le toit du village une statue géante représentant Marie avait été la seule initiative du curé Jasserand, il eut sans doute peiné à convaincre ses paroissiens de se lancer dans une dépense qui sortait de la norme et impliquait des aménagements difficiles et des tâches pénibles, dangereuses et délicates. On ne monte pas en effet des tonnes de pierre, même s’il s’agit de pierre sculptée, à travers bois sans creuser au préalable un chemin qui permette aux chars et aux bœufs de passer ! On ne hisse pas des tonnes de pierre, même si elles ont pris la forme de la Vierge Marie, sur un socle de trois mètres de haut sans risquer de se tordre le cou ! Il faut imaginer les échafaudages de fortune, les palans, les cordages plus ou moins improvisés. Or bien peu rechignèrent. La plupart mirent la main à la poche et les plus valeureux mirent leurs bras, leurs forces, au service du Projet. C’est qu’en effet, de 1937 à 1953, année où il lança cette initiative, Joseph Jasserand, curé de Saint-Vérand, avait bien labouré ses terres. Cette population repliée sur elle-même, qui avait payé un lourd tribut au premier conflit mondial, fut traumatisée par le second, qui peina ensuite à s’intégrer au renouveau des idées, des mœurs, il l’avait dynamisée, ragaillardie, ouverte au monde. Il avait su rassembler autour de lui les jeunes, les poussant à s’impliquer dans les organisations qui se créaient partout, comme les JAC. Il avait su accepter, bien avant que l’idée fasse consensus, l’idée de mixité. Anticipant sur des avancées sociales qui tardaient il s’était montré soucieux de donner aux femmes une place qui lui semblait de droit être la leur. On doit l’admettre : sa dévotion à Marie n’avait pas la sécheresse de certaines convictions religieuses portées par des êtres pour qui la « lettre » passe avant « l’esprit ». Pour lui Marie était Femme et Mère, vraiment, et l’amour qu’il lui vouait avait sans doute à voir avec l’amour qu’il portait à la femme qui encouragea sa vocation, sa propre mère. Disons le sans fard : le curé Jasserand balaya en quelques années l’archaïsme social et spirituel qui prédominait alors.
« Joseph », comme l’appelaient familièrement ses ouailles (hors sa présence !) était partout : il organisait des prières, des rencontres, visitait les familles, n’hésitait pas à régler entre deux extrêmes-onctions quelques questions litigieuses d’héritages, voire à faciliter des unions que d’anciennes brouilles familiales empêchaient. Tout en étant le Pasteur (image qui lui plaisait) des âmes, il devint aussi l’animateur du village. Les « voyages » qu’il organisait à des prix record ont fait découvrir une partie de l’Europe à des jeunes gens, et de moins jeunes, qui n’avaient jamais franchi les limites de la commune. L’œil vif, le sourire d’une séduction absolue, la parole aisée, il avait l’art de persuader la personne qu’il rencontrait qu’en effet, elle avait « très envie d’aller donner un coup de main » au père curé pour organiser la kermesse, de « débarrasser un hangar d’un amas de vieilleries », de « courir en ville rapporter des biens précieux » dont elle ignorait l’existence cinq minutes auparavant .
Dans le petit film qu’a tourné Noël Caillat sur l’installation de Notre-Dame des Champs au Châtelard on le voit tel qu’en lui-même, passant de l’un à l’autre : partout chez lui, jamais à court d’un sourire enjôleur, à l’aise avec les plus âgés comme il savait l’être avec les plus jeunes. Souverain ! Cette image désormais passée du celluloïd au numérique a des chances de traverser les années, comme la sculpture qu’il commanda à Duilio Donzelli, ce sculpteur « valentinois » auquel sans doute il ne s’intéressa que dans la mesure où il comprit qu’il pouvait lui confier la réalisation d’un objet de culte digne des lieux de pèlerinage qu’il avait si souvent visités.
Un objet de culte offert au présent mais destiné à devenir un passeport pour le futur. Parce que l’œuvre de Duilio Donzelli est à n’en pas douter, pour le curé Jasserand, la garantie d’échapper à l’oubli. D’autant que, on le comprend à lire les lignes qui précèdent, quelques enfants de ces années-là, qui n’étaient pourtant pas de ses inconditionnels, se sont mis en tête de tisser la légende de ce curé hors du commun, « pasteur, animateur et ouvreur d’esprits ».