Le titre de notre article, nous n’en doutons pas, a quelque chose de polémique. Dès qu’on se glisse sur le terrain des grandes généralités (le beau, le juste…) qu’en philosophie on nomme « concepts », c’est la foire d’empoigne. Chacun, en particulier, se fait « son » idée de la beauté et considère que ne pas partager son avis c’est, au mieux, faire preuve de mauvais goût… Le jugement est souvent plus abrupt ! Mais comment faire autrement ? L’œuvre que nous découvrons au sommet du Châtelard, à Saint-Vérand (Isère), répond à deux impératifs : l’un est d’ordre religieux, l’autre esthétique. En tant que sculpture religieuse – nous allons prendre des référents externes, objectifs, afin de ne pas entrer dans un débat pour lequel nous n’avons aucune légitimité – Notre-Dame des Champs semble répondre aux attentes. Du moins a-t-elle répondu aux attentes de son promoteur, le curé Jasserand (voir article précédent), puisqu’il l’a faite bénir en grandes pompes par le Vicaire Général Tanchot, venu tout exprès de l’évêché de Grenoble pour l’occasion. Il l’a ensuite mise au centre de multiples manifestations : processions, prières, retraites aux flambeaux, en insistant à chaque fois, dans l’Echo paroissial de Saint-Vérand, sur le lien à faire entre cette sculpture de pierre et la Vierge Marie. Le curé Jasserand n’a jamais donné le sentiment d’entraîner ses paroissiens sur la pente dangereuse de l’idolâtrie païenne contre laquelle la chrétienté a toujours lutté : la statue créée par Duilio Donzelli n’était pas le Veau d’Or, elle évoquait incontestablement la présence de son Modèle : la Mère de Dieu …
Sur le plan esthétique, nous disposons d’autant moins de repères objectifs que cette dimension a totalement été occultée, de 1953, naissance du projet, à 2008, année où Michel Jolland et Jacques Roux ont commencé à s’intéresser à l’auteur de cette sculpture. Se demander « qui » avait bien pu sculpter cette Vierge, c’était abandonner le terrain de la foi et ouvrir un nouveau champ de curiosité. Ce champ-là est celui de la fabrication d’un « objet d’art ». Dans le « mobilier d’église » il n’y a pas que les chaises et les bancs, il y aussi les tableaux et les statues. La plupart du temps les derniers comme les premiers sont fabriqués à la chaîne, par des entreprises spécialisées. Il suffit d’avoir visité un certain nombre de lieux de culte catholiques pour avoir observé que la plupart des « sainte Thérèse » qui y sont exposées se ressemblent, que les « Madone » ont plus qu’un air de famille, respectant un cahier de charges bien précis. Il y a les « Vierges de Lourdes », en prière, avec le chapelet, les « Vierges au serpent », Marie nouvelle Eve efface le péché de la première en écrasant la vilaine bête tentatrice, les « Vierges à l’Enfant », lequel est porté avec ostentation ou serré dans les bras, les « Marie et Anne », sa mère, qui lui apprend à lire les Ecritures, etc.
Notre-Dame des Champs ne relève d’aucun de ces grands thèmes et il ne faut pas la regarder longtemps (encore faut-il la « regarder » et ne pas se suffire de prier devant elle, les yeux clos !) pour s’apercevoir qu’elle échappe à la catégorie de ces jolies images, peintes ou sculptées, qu’on voit un peu partout. Elle a, si l’on nous permet d’utiliser pour elle une donnée psychologique, sa « personnalité » bien à elle. Dans son maintien, dans la plénitude recueillie et en même ouverte de sa physionomie, elle fait preuve d’une noblesse, d’une puissance, d’une générosité qu’on ne saurait trouver dans une sculpture produite en série. L’église de Saint-Vérand en possède une, qui est loin d’être la plus mièvre, dans une chapelle latérale. Qu’on la contemple avant de se diriger vers Notre-Dame des Champs, on comprendra, malgré ses qualités, ce que nous voulons dire.
La « beauté » de Notre-Dame des Champs, c’est d’abord cela, pour nous : son caractère unique. Elle n’est pas faite au moule ; on a conservé d’ailleurs sa maquette, elle permet de mesurer le travail de l’artiste, de l’idée initiale à l’œuvre achevée. Comme chacun d’entre nous, homme parmi les hommes, elle se distingue par son apparence et, plus encore, par ce qui émane d’elle, son « aura » si l’on veut. Ce qui émane d’elle : une forme de dignité qui n’est pas commune. Qu’est-ce qu’être « digne », en soi, dans l’absolu ? C’est échapper aux vertiges malsains de la concurrence, la jalousie, la méchanceté gratuite, la jalousie. C’est, on voit bien à quoi ces mots font allusion en ces années de grande détresse où les plus démunis fuient des terres inhospitalières et sont rejetés par des populations elles aussi inhospitalières, c’est être au dessus, au-delà, de tout rejet, de tout mépris, de toute ségrégation. Notre-Dame des Champs offre à l’humanité l’image même de l’accueil le plus large, le plus ouvert, à toutes les différences, toutes les souffrances, tous les VIES. Ce visage de femme, penché au dessus des champs qui s’évasent loin sous elle, est celui de l’Amour, un amour englobant, tel celui du Dieu qu’elle porta. Ou ce Dieu existe et il serait bon que ceux qui croient en lui viennent se réfugier dans son message et l’accomplissent… Ou ce Dieu n’existe pas et alors Notre-Dame des Champs est encore plus révélatrice : elle le signe d’un Possible, ce possible d’une humanité qui s’accepterait, quelle que soit la forme prise par ses différentes composantes, les couleurs, les croyances, les mœurs. La plénitude de Notre Dame des Champs, la souveraine tendresse qui se lit sur ses traits, ne disent rien d’autre.
Ajoutons que les épis de blé, les raisins, que le sculpteur a placés dans ses bras, sans doute selon le vœu du curé Jasserand, mais aussi parce que cette figure renvoie à une tradition ancestrale, signifient – au-delà de tout message propre à Une religion – que la terre est pour les hommes leur maison, leur grenier, et le premier outil qui leur soit donné pour développer les qualités qui les différencient des autres espèces. Notre-Dame des Champs rappelle à ceux qui la contemplent qu’ils ne sont propriétaires de rien : ni de territoires, ni de biens. Les Nourritures terrestres, qu’on se souvienne du lumineux ouvrage d’André Gide, ne sont là que pour favoriser, soutenir, prolonger, l’élan qui nous porte au dessus de la matière. Notre « ferveur ». Duilio Donzelli, l’Italien immigré, réfugié en Dauphiné pour fuir l’idéologie fasciste, a mis son cœur et ses mains au service d’une image pure, universelle, interprétable par tous les êtres « de bonne volonté ».