Il est des souvenirs qui ne s’effacent pas
Nous avons publié au mois de juillet 2020 l’émouvant témoignage d’Emma Mounier, fille de charbonnier. Ce qu’était ce métier, les conditions dans lesquelles on pouvait l’exercer dans nos régions (Isère/Vercors) au siècle dernier, elle en a dessiné pour nous les contours, avec émotion. Consciente de rendre vie un bref instant à cette grande famille à laquelle appartenaient les siens.
Il s’agissait d’un entretien réalisé trois ans auparavant, parmi bien d’autres : ces entretiens devraient permettre au Mas du Barret, sans souci d’exhaustivité, d’établir une sorte de portrait « au ras du sol », au plus près des individus, des conditions de vie à Saint-Vérand et alentours dans les années allant de la fin de la guerre à 1980 environ.
Il n’est pas rare dans une famille de prendre conscience trop tard qu’on a laissé partir des êtres chers sans les avoir vraiment questionnés sur tout le temps qu’ils vécurent avant nous. Certes, l’histoire, la sociologie, tout l’arsenal du savoir viennent à notre secours pour découvrir le passé, mais la chair du vécu, la dimension concrète de l’existence, sa confusion et sa plénitude, ses joies, ses souffrances… tout cela fait défaut. Mais, si nos mémoires sont des puits sans fond, nous n’en exploitons que la surface : le pari du mas du Barret était de nous pousser à sortir de notre réserve, nous donner envie de vider notre sac.
Il se trouve qu’Emma Mounier n’avait pas vidé tout son sac. Il lui est venu l’envie de dire encore. En quelques lignes elle revient sur son passé de « fille de charbonniers », puis elle nous confie le récit d’un moment tragique dont le souvenir ne cesse de la hanter. Pareil récit, plus que tout exposé, toute statistique, nous permet de comprendre ce qu’était « en vrai » la vie des « charbonniers » en ces années si proches encore et qui nous semblent plongées dans la nuit des temps. L’agonie d’un enfant condamné à mourir parce qu’aucun secours n’était envisageable : voilà qui ramène à leurs justes proportions nos petites misères actuelles.
Le Mas du Barret
Toutes les années (du mois de mars jusqu’en octobre) on faisait du charbon de bois dans des endroits différents (Vercors, Cornouze et Vienne). On devait faire cinq charbonnières de 10 tonnes chacune.
Elle devait cuire pendant 40 jours, et on devait lui donner à manger 2 fois par jour.
Quand il était froid, on mettait le charbon dans des sacs. (On devait l’arroser pour le refroidir).
On devait le surveiller toutes les nuits.
On abattait des forêts entières, avec des traîneaux on emmenait le bois sur les places de charbonnières.
Pour faire de la place pour installer une charbonnière il fallait faire sauter (avec de la dynamite) des pierres et des rochers.
Je me souviens d’un petit charbonnier (Marcel, 16 ans) qui était venu chercher des détonateurs chez mon papa (qui les détenait).
En chemin il a voulu en allumer un et on a entendu une grande explosion… j’ai vite couru et j’ai vu Marcel le ventre ouvert avec les intestins dehors, il appelait sa mère qui était descendue au village pour faire des courses.
Son père m’a donné un journal pour enlever des mouches et une paire de chaussettes pour les lui mettre.
Il a agonisé une partie de la nuit : pas de docteur bien sûr car nous étions isolés sur la montagne de Cornouze.
Les charbonniers lui ont fabriqué un cercueil en planches qui est resté au milieu de la forêt en attendant qu’on puisse venir le chercher.
Une charrette est venue le chercher plus tard…Longtemps après.
Le cercueil était recouvert d’une toile goudronnée noire. La même qui servait sur le chantier.
C’était un copain à moi. C’est un souvenir qui ne s’effacera jamais.
Emma Mounier