Armand Mante, patoisant et linguiste
Par Michel Jolland
Dans les années 1930 à Izeron, alors qu’il est encore enfant, Armand Mante entend parler patois dans la ferme familiale. Ses grands-parents et son père utilisent quotidiennement ce parler pour s’entretenir du temps et des travaux en cours, ou pour commenter les nouvelles du village et d’ailleurs. Sa mère quant à elle parle exclusivement français. Mais même si le patois est encore bien présent au village, que ce soit dans les maisons, dans les champs ou dans les cafés, il ne viendrait à l’idée de personne de l’enseigner au jeune écolier qu’est alors Armand Mante. Les adultes au contraire font tout pour éviter que les enfants ne mêlent au français pur de l’école cet ancien dialecte transmis oralement depuis des temps immémoriaux. C’est Armand Mante lui-même qui, vers l’âge de neuf ou dix ans, décide de l’apprendre, sans doute par plaisir et peut-être aussi un peu pour se distinguer de ses camarades. Assez rapidement, il devient ce que l’on appelle aujourd’hui « un patoisant », un locuteur capable de s’exprimer en patois dans les situations de la vie courante.
Plus tard, élève au Collège de garçons de Saint-Marcellin, établissement préparant au baccalauréat, Armand Mante franchit un nouveau pas. Avec quelques-uns de ses camarades, comme lui d’origine rurale, il crée un groupe informel pour échanger autour du patois. Ce groupe, il l’écrira plus tard, est vécu par ces tout jeunes gens plongés dans les années noires de la deuxième guerre mondiale comme une sorte de refuge, un espace de réconfort traversé par un souffle du patriotisme et de résistance intellectuelle. Le patois est aussi signe de reconnaissance et d’appartenance. Être en mesure de le parler est une forme de compensation sociale pour ceux qui, issus des campagnes, n’ont pas les codes de leurs camarades nés dans de « bonnes familles » de la ville. Bien sûr, la raison d’être première du groupe est d’explorer le patois. On réalise l’inventaire des mots typiques, imagés, difficiles à traduire en français alors que, pour qui sait en apprécier l’harmonieuse plénitude, ils expriment la réalité au-delà de la perfection. Armand Mante cite l’exemple particulièrement caractéristique du mot « vouire », qualificatif désignant « une terre meuble, aérée, qui coule le long des versoirs de la charrue et s’étale en sillons luisants ». On se penche sur la conjugaison des verbes les plus courants. On repère les différences entre villages. On établit des ponts avec les langues vivantes ou mortes apprises en classe : l’anglais, l’italien, le latin, le grec. On se plonge dans les dictionnaires anciens pour retrouver dans le français d’autrefois des mots encore présents dans le parler local. Tout cela va modifier le rapport au patois d’Armand Mante. Grâce à l’aller-retour permanent entre l’enseignement reçu en classe et les découvertes effectuées au sein du groupe, il opère, sans peut-être pleinement en mesurer toute la portée, une mise en perspective des systèmes linguistiques qu’il est amené à utiliser : langues vivantes, latin, français, patois… Il prend conscience de la puissance et de la complexité du langage. Il réalise que parler une langue n’est pas simplement savoir utiliser des mots, une grammaire, une prononciation, une syntaxe : c’est aussi exprimer une culture, un ensemble de valeurs, des habitudes sociales et cognitives. Il était déjà capable de parler le patois, il est maintenant capable de parler du patois.
Après la guerre, Armand Mante devient instituteur puis professeur de lettres. Il développe le goût de l’écriture et une passion intellectuelle pour les phénomènes langagiers. Dans les années 1965-1970, il entreprend, avec quelques locuteurs de sa connaissance, l’enregistrement de conversations en patois pour, précise-t-il « garder une trace de cette langue qui va sombrer dans le néant ». Quelques années plus tard, le destin veut qu’il ait comme élève à Saint-Marcellin le fils de Gaston Tuallion, professeur à l’Université des langues et lettres de Grenoble, spécialiste de la dialectologie gallo-romane. L’idée de compléter et valoriser l’enquête locale dans le cadre d’un travail universitaire prend forme. Muni de nouveaux outils méthodologiques, Armand Mante va aborder le patois comme « objet d’étude ». Cela débouchera sur un doctorat d’Université et un ouvrage au titre pesé au trébuchet « Patois et Vie en Dauphiné, le parler rural d’Izeron (Isère) ». Un ouvrage dans lequel Armand Mante, en raison du riche « parcours patoisant » qui a été le sien, conjugue la commémoration affective du parler de son enfance, la mise en lumière d’un patrimoine culturel local et l’exploration scientifique d’une variété du franco-provençal. Pour autant Armand Mante se garde de toute vision passéiste. Sans renier son amour pour le patois, tout au long de sa vie il fera de la langue française son horizon, cette langue dont il se plaira à utiliser, et à enseigner, l’éventail des possibilités. Il publiera plusieurs ouvrages, dont une étude sur le théâtre de Beckett et des textes poétiques.
Nous aurons l’occasion, sur le Mas du Barret, de reparler de l’ouvrage « Vie et patois en Dauphiné, le parler d’Izeron » et des textes poétiques d’Armand Mante.
Notre photo : Armand Mante n’était jamais si heureux que lorsqu’il pouvait jouer des saynètes en patois avec ses amis patoisants de Vinay et Saint-Vérand. Ici en 2012 à Saint-Vérand à l’occasion des Journées du Patrimoine.