Mante et la poésie : « Elle est la vie même »
par Jacques Roux
Si le livre d’Armand Mante « Patois et vie en Dauphiné » est destiné à devenir un des classiques de l’étude du patois en Dauphiné, parce qu’il est une prodigieuse réserve d’informations, de mots et locutions, et parce qu’il est surtout une porte ouverte sur la vie concrète des êtres qui ont porté cette langue jusqu’au mitan du XXème siècle, il n’en reste pas moins que la linguistique et l’étude du patois ne sont pas le tout du personnage. La personnalité d’Armand Mante, éminemment complexe, s’ouvre à bien d’autres perspectives…
Son amour du Sud, avec ses séjours en Tunisie, en Algérie et sa période sétoise, marquée par la présidence du « Club Poésie et chanson Georges Brassens ».
Son goût du spectacle : il a accompagné un temps « Les tréteaux de la Cumane », on lui doit une mise en scène de Ionesco mais aussi, en relation avec le milieu scolaire, de nombreuses animations théâtrales, sans oublier, lors de ses dernières années, une participation joyeuse et sans prétention aux saynètes des patoisants de Vinay.
Sa passion pour l’engagement citoyen, marqué par une candidature agitée à la mairie de La Sône Isère en 1965, ses amitiés avec de grandes figures de gauche, Mermaz, Poperen, son compagnonnage avec le PSU, son implication dans la vie sociale des écoles où il œuvra (création d’une cantine scolaire en Tunisie, gestion active de l’Amicale laïque de St-Marcellin entre autres).
Son incomparable liberté d’esprit, dont ses livres permettent de juger, qui le conduisit en particulier à se rapprocher du Bouddhisme, sans prévention d’aucune sorte – lui qui revendiquait pourtant son esprit laïc et son détachement des options religieuses (voir « Monchardon »).
Et enfin son indéfectible attachement à la poésie, que nous souhaiterions évoquer ici.
Evoquer seulement : il faudrait un ouvrage pour faire le tour de la question.
La littérature pour Armand Mante s’offre sans doute autant comme refuge que comme exutoire. Parmi les genres littéraires, on sait qu’il aime le théâtre : son travail universitaire sur Beckett le confirme, mais l’on devine qu’il voue un attachement tout particulier à la poésie. A la fois comme lecteur (son recueil « Rien que des oasis » est un hommage à nombre de poètes qu’il admire et sous l’égide desquels il place ses propres créations), et comme pratiquant. Le témoignage d’un de ses enfants est significatif : le papa s’absentait parfois, quitte à décaler l’heure du repas familial parce que, perdu quelque part, dans les champs, dans un bois, il écrivait un poème. Isolé des hommes, mais immergé dans la nature, protégé et sans doute inspiré par le chant des oiseaux, le souffle du vent, le frisson de feuillages, la course des nuages. « Pollen, poussières d’or/Offertes au vent complice,/Graines d’espoir disséminées,/Chauds vibrions des doux penchants/Aventures mâles, secrets, échanges/Ferments de volupté… ». Cette pratique de la poésie ne doit pas tromper, il ne s’agit pas d’un dérivatif : pour Armand Mante la poésie est « la vie même » ainsi qu’il l’a déclaré en 2001 à Diane Petitmangin, l’une des plumes historiques du « Midi Libre ». On peut ajouter que « Rien que des oasis » est postfacé par Vital Heurtebise, alors président de la société des poètes français, qui titre sans hésiter, synthétisant ainsi la leçon de ce bel ouvrage : « Tout est poésie ».
Pour Armand Mante la poésie est tout l’être. La vie en soi et la vie hors de soi. On aurait pu penser qu’animé d’une telle conviction il se serait limité à publier des poèmes et, comme tant le font avec une naïveté qui confine souvent au ridicule, proclamé « poète » à la face du monde. Mais il semble que pour lui « le poète auteur de poèmes » ne soit qu’une version réductrice du génie poétique, comme si d’un tout on arrachait un fragment. Le « poète » n’est qu’un usurpateur s’il ne voit la poésie que dans le poème. Les témoignages, non concertés, fournis par ses enfants, des membres de la famille, des amis dessinent le portrait d’un homme actif, présent sur de multiples fronts (voir ci-dessus), toujours généreux dans l’engagement, comme si le projet en cours exigeait qu’on se livre entièrement à lui. C’était le cas. Pour Ionesco comme pour les gags à l’ancienne des amis patoisants, il donnait tout. Tout dans l’instant, car dans le même temps il était aussi ailleurs : dans le travail sur les mots, dans l’évocation d’une vie rurale disparaissant, dans la mémoire à préserver des temps difficiles de l’Occupation et de la Résistance : « Dans le désert et le feu/Sous la pluie la tempête/Et la douceur de l’aube/Dans la jungle féroce/Sur ton tapis d’amour/Au milieu de la fête/Echevelé, – Je ne fais que passer » Je ne fais que passer, pas en indifférent, pas en dilettante, mais comme obligé par l’infinie variété des propositions, le prisme sans cesse changeant des sollicitations, de l’esprit, du cœur, du corps même.
Il faut donc accepter l’idée que, poète, Armand Mante l’est en permanence, et pas seulement le crayon à la main. Il l’est quand il contemple « les mains fébriles » des « jeunes mamans/qui câlinent leur premier bébé » comme si elles jouaient « encore à la poupée » ; il l’est face au désert « épris d’égalité/Qui lime et casse la montagne (…)/Midi de feu minuit de glace », il l’est quand il voit « (…) à la cantine/Les enfants des bédouins/Chanter leur joie de vivre/Autour d’un plateau de pois chiches (…)/Accourus de leurs douars/Depuis le point du jour/Ils n’avaient qu’une soif, apprendre. » Il l’est aussi bien quand il s’extasie face à la nature, se souvient de son enfance (« Vrai, je suis né dans un village/Embrassé par les champs, les bois/Au pied de la montagne »), ou prend le ton militant, comme il dut le faire bien souvent dans des réunions publiques ou en privé : « Combattons l’égoïsme/Les profits parasites/Les Générales des Eaux/Sociétés, Compagnies/Aux vitrines insolentes//Sont des usurpatrices… »…
Le « poète » Mante est, n’est que, mais est tout « l’homme » Mante. C’est cela qu’il faut se mettre dans la tête lorsqu’on se plonge dans le seul des recueils de poèmes qu’il ait jamais publié, « Rien que des oasis ». Une sorte de somme, un peu comme Baudelaire avec ses « Fleurs de mal », organisant en une longue méditation les élans, les rancœurs, les émerveillements et les dégoûts. Il ne viendrait à personne l’idée de réduire l’écrivain Baudelaire à ce seul ouvrage « Les fleurs du Mal », mais en même temps chacun sent bien que l’homme Baudelaire s’y trouve tout entier façonné par les images, les idées, les mots. Avec ses grandeurs et ses mesquineries, ses beautés et ses ratés (on peut le dire sans que ce soit un sacrilège, tout n’est pas de la meilleure eau dans ce livre mythique). Il en va ainsi avec « Rien que des oasis ». « Ecce homo » semble nous dire Armand Mante qui sait n’être lorsqu’il écrit qu’un « (…) voleur de nuages/Un saltimbanque, un vagabond,/Messire n’en prenez point ombrage/Il ne sait faire que des chansons », mais ne se prive pas pour autant de lever le poing quand nécessaire ou tendre la main s’il sent pouvoir se rendre utile. Dans « Rien que des oasis », si l’on s’approche un peu, on entend des plaintes que personne n’entendit jamais venant de ses lèvres, on devine aussi ce que furent ses rêves et ses espoirs, et ses déceptions. Mais ce livre jamais n’est impudique, bien au contraire, jamais non plus il ne joue au grand seigneur : le livre en cela ressemble à la personne que nous avons côtoyée, sensible plus que beaucoup à la « lumière des mots » (une de ses images), y compris ces mots chargés de tous les sucs de la nature et de l’histoire des hommes qu’il se décida un jour à consigner, et discret, soucieux peut-être de préserver ce qui désormais le rend si rare et si précieux pour nous.
Je suis une ombre,
Rien qu’une ombre
Instable et fragile
Mais j’ai pour moi l’éternité.
Toutes les citations sont extraites de « Rien que des oasis »
Ed. Nouvelle Pléiade Paris. Publié en 2001
La photographie a été fournie par Mme Herenger Guylène, fille de M. Mante