Armand Mante : une vision généreuse du patois
par Michel Jolland
J’ai eu le plaisir de côtoyer Armand Mante de 2008 à 2013 au sein de l’association Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui. Même s’il se présentait comme simple porteur d’une mémoire et d’une expérience, il était, avant tout et pour chacun d’entre nous, un spécialiste reconnu du patois. A l’occasion de la publication début 2009 de son dernier ouvrage « Montchardon, commune d’Izeron », nous avons pris conscience que ses compétences étaient autrement plus larges et que ses travaux exploraient des champs très diversifiés. Cependant, dans la pratique quotidienne, cela n’a en rien modifié le fonctionnement du groupe qui se penchait alors sur l’étude « du patois à Saint-Vérand ». Armand Mante est resté un participant parmi les autres. A ce propos d’ailleurs, je réalise rétrospectivement qu’il a souvent fait preuve de beaucoup de patience et d’une grande compréhension lorsque, persuadés d’avoir mis au jour des questionnements ou des observations quasiment historiques, nous répétions ce qui devait être pour lui des banalités. Il est vrai que, grâce à ses qualités d’animateur et à son sens de la pédagogie, il avait l’art de faire grandir le savoir des autres sans mettre en avant le sien propre.
Aujourd’hui, je partage un regret avec Jacques Roux. Sans doute happés par la pression du court terme que s’ingénie à nous imposer la société contemporaine, nous n’avons pas eu, quand il était temps, l’amicale courtoisie de dire à Armand Mante tout ce qu’il nous apportait, en tant qu’homme, en tant qu’intellectuel, en tant que spécialiste du parler local. Fort heureusement la sagesse populaire est là pour nous aider à combler cette lacune : il n’est jamais trop tard, dit-on, pour bien faire. Dans l’article qui précède, Jacques Roux aborde avec beaucoup de sensibilité le parcours de vie et l’œuvre littéraire d’Armand Mante, auteur qui se révèle à la fois poète, historien, linguiste, philosophe. Je voudrais pour ma part évoquer l’originalité et la richesse de la contribution offerte par « Patois et vie en Dauphiné, le parler rural d’Izeron (Isère) » à la connaissance du patrimoine linguistique de notre région.
L’ouvrage « Patois et vie en Dauphiné, le parler rural d’Izeron (Isère) » a été publié en 1982 par Armand Mante, auteur-éditeur. C’est un ouvrage de 400 pages divisé en quatre grandes parties : une grammaire descriptive, un lexique de 2982 mots placés dans leur contexte géographique, économique et humain, une liste de 722 mots et expressions « passés du patois dans le français local », un corpus de « littérature orale » comportant des chansons, des récits, des recettes. Le tout est illustré par de belles photos en noir et blanc qui, à elles seules, portent témoignage d’une époque. Il serait tout aussi juste de dire qu’elles portent témoignage d’une langue car, c’est l’un des fils conducteurs de son livre, Armand Mante, nous invite à considérer les hommes, les activités et le patois comme les facettes d’un même ensemble : Izeron dans les années 1965-70. C’est dans ces années, il le précise dans un texte autobiographique publié à Saint-Vérand en 2011, qu’il reprend contact avec d’anciennes connaissances pour, dans une démarche à la fois affective et raisonnée, organiser l’enregistrement sur magnétophone de conversations en patois. Conscient que ce parler est en train de disparaître, Armand Mante s’attache en effet à en recueillir et consigner pour la postérité autant de traces matérielles qu’il est possible. Progressivement les enregistrements sur cassettes s’accumulent, s’enrichissent et s’agencent. Des copies sont effectuées par le Musée Dauphinois à Grenoble. Au milieu des années 1970, le patois d’Izeron est au centre des recherches qui, sous la direction de Gaston Tuaillon, professeur à l’Université des langues et lettres de Grenoble, éminent dialectologue et romaniste, conduiront Armand Mante jusqu’à l’obtention d’un doctorat d’Université. Dernière étape d’un long travail, le même patois fait l’objet en 1982 d’une publication qui, si l’on en juge d’après la richesse du contenu, vise un large public et notamment les linguistes spécialistes du franco-provençal, les passionnés du patois dauphinois, les habitants et les amis d’Izeron.
On ne dira jamais assez combien précieuse est cette publication. Je ne suis pas vraiment en mesure d’en apprécier toute la portée scientifique mais je considère que, sur ce point, la signature de Gaston Tuaillon, auteur de la préface et référence prestigieuse à mes yeux, vaut garantie. Je vais plutôt m’attarder sur certains aspects qui confèrent au travail d’Armand Mante un caractère irremplaçable. D’abord, et c’est un point essentiel, la collecte des données intervient au bon moment dans l’histoire du patois d’Izeron. Dans les années 1965-70, on peut encore, mais sans doute figurent-ils parmi les derniers, rencontrer ce que les dialectologues nomment des « locuteurs authentiques », des natifs du village qui ont appris le patois par imprégnation familiale, sans qu’il leur soit « enseigné », et qui eux-mêmes sont en mesure de l’utiliser de façon naturelle pour échanger dans la vie courante. Les magnétophones à cassettes, apparus dès le début des années 1960, facilitent l’enregistrement technique des données. Autre élément important, les locuteurs s’expriment et témoignent en confiance. Ils échangent avec l’un des leurs, né au village, patoisant comme eux : « générosité et franchise ont constamment présidé à nos échanges » écrira Armand Mante. Enfin, les qualités personnelles de l’enquêteur comptent pour beaucoup : « il faut avant tout créer un climat affectif propice et laisser le cœur et la pensée vagabonder. La question trop précise, trop tôt venue peut inhiber ou renvoyer très loin la réponse » précise-t-il. On reconnaît ici le pédagogue lucide et bienveillant.
Après avoir « glané ça et là », Armand Mante va, nous dit-il, « prendre à bras le corps une gerbe d’épis savoureux ». L’enquêteur va se faire transcripteur. Il va figer par écrit les résultats de sa collecte orale. Cela va l’amener à opérer deux choix de méthode sur lesquels je souhaiterais m’arrêter.
En l’absence de conventions orthographiques qui permettraient de transcrire sans difficulté et sans ambiguïté le patois d’Izeron, le premier choix consiste à recourir à l’alphabet phonétique international, celui sans doute habituellement utilisé par l’unité de recherche sur le franco-provençal dirigée à Grenoble par Gaston Tuaillon. Ce dernier, on peut le rappeler par parenthèse, avait fait de la notation des accents toniques dans les transcriptions l’un de ses axes d’étude. On retrouve, en bonne place, cette préoccupation chez Armand Mante qui d’ailleurs, au risque de déstabiliser certains lecteurs, n’hésite pas dans la présentation de son « alphabet phonétique » à utiliser les termes « oxyton » et « paroxyton » pour désigner les mots accentués respectivement sur la dernière ou l’avant-dernière syllabe. Assez hermétique pour les non-spécialistes, ce système de transcription est en revanche facilement utilisable par les experts. La publication d’Armand Mante peut ainsi enrichir la bibliographie mise à disposition des chercheurs et des étudiants en linguistique et, potentiellement, les bases de données relatives aux différents dialectes qui, en Italie, en Suisse et en France conservent la trace, parfois bien vivante, du franco-provençal. C’est une ambition qu’il convient de saluer, d’autant qu’elle s’est montrée particulièrement exigeante : « La plus grande difficulté fut d’ordre technique et liée à l’écriture. Certains signes phonétiques n’existant nulle part, nous dûmes retoucher une machine à écrire, très perfectionnée pourtant, et dont une seule secrétaire de l’Université Stendhal savait se servir » mentionne Armand Mante dans le récit autobiographique de 2011 déjà signalé. Dans ses ouvrages postérieurs à « Patois et vie en Dauphiné, le parler rural d’Izeron (Isère) », il abandonnera l’alphabet phonétique au profit d’un code calqué sur les bases graphiques du français. Cela se vérifie dans « Le temps s’élève » (1995) et « Montchardon, commune d’Izeron » (2009). Plus ou moins directement dérivé du système connu sous le nom de « graphie de Conflans », ce code a également été utilisé par l’association « Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui » dans sa publication « Va t’ô menô ? Le patois à Saint-Vérand » (2011).
Le deuxième choix de méthode concerne le contenu, à proprement parler, de l’ouvrage. Pour faire simple, on dira que l’approche, centrée sur la « morpho-syntaxe » et « le lexique », vise à expliciter la forme le sens des mots et expressions étudiés. Il importe à ce propos de souligner la pertinence subtile du titre choisi par Armand Mante : « Patois et vie en Dauphiné, le parler rural d’Izeron (Isère) ». Chaque mot compte et, sans entrer dans l’exploration de la réalité qu’il convient de placer derrière le terme « patois », problématique qui trouvera peut-être un jour sa place sur le « Mas du Barret », je note que « parler rural » renvoie à la définition portée par l’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie Française. Sur un autre plan, le couple sémantique « patois et vie » reflète bien l’approche thématique développée par Armand Mante. Son étude linguistique en effet est placée dans un ensemble ouvert sur l’histoire et l’ethnosociologie.
Concrètement, Armand Mante propose plus qu’un glossaire ou de simples listes lexicales. Il organise son travail non en partant des mots et de leurs caractéristiques étymologiques, grammaticales, sémantiques ou autres, mais en partant des activités ou des contextes dans lesquels ces mots prennent vie. De ce fait, les mots se combinent et s’épanouissent dans des moments de vie qui pénètrent le livre et lui confèrent une densité dépassant la pure analyse intellectuelle. Armand Mante fait ainsi le récit de la vie des habitants d’Izeron, de leur travail, de leur existence quotidienne, de leurs problèmes et des solutions qu’ils apportent, de leurs joies et de leurs peines. Sans emphase mais toujours avec bienveillance, il ressuscite des traditions, des légendes, des récits d’autrefois ; il met en exergue des traits de caractère et des valeurs. C’est tout cela qui fait d’un livre relevant de la science linguistique un fabuleux apport mémoriel dont peuvent à la fois bénéficier non seulement les habitants d’Izeron mais plus généralement, et je peux en témoigner, les Dauphinois, qu’ils soient ou non universitaires.
Avec « Patois et vie en Dauphiné, le parler rural d’Izeron (Isère) ». Armand Mante nous lègue à la fois une réelle contribution à la connaissance du patrimoine linguistique de notre région et un précieux témoignage documentaire, historique et humain sur la vie économique et sociale des années 1960 dans son village isérois. Grâce à cet investissement affectif et intellectuel, il nous présente une vision ouverte, riche, bienveillante – en un mot généreuse – du patois.
Les citations sont extraites :
– du livre Patois et vie en Dauphiné, le parler rural d’ Izeron (Isère), publié par Armand MANTE en 1982,
– de « La force d’une idée d’enfant », texte d’Armand MANTE publié en 2011 dans Va t’ô menô ? Le patois à Saint-Vérand (Ed. Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui).
La photographie a été fournie par Mme Guylène HERENGER, fille de M. Mante.