L’irradiation lumineuse (1)
par Jacques Roux
A Saint-Vérand (38), la copie de « l’Adoration des bergers » d’Anton-Raphaël Mengs place au cœur de son dispositif scénique un phénomène, baptisé « irradiation lumineuse du corps de l’Enfant Jésus » bien souvent exploité dans la peinture religieuse. L’idée est simple et parle tout autant à l’œil qu’à l’esprit du croyant : toute lumière vient de Dieu, l’enfant Jésus est le Dieu fait homme, il est donc source de lumière. Quand on contemple le tableau il est incontestable qu’il n’existe pas d’autre source lumineuse que le corps de l’enfant, dans les bras de sa mère, susceptible d’éclairer le visage de Marie par en dessous, le visage du berger agenouillé et le vêtement du berger debout. La lumière vient vers nous (spectateur) ; la preuve en est que Joseph, situé entre Jésus et nous, se trouve à contrejour.
Pour en finir avec les contre-vérités du curé Jasserand
Le curé Jasserand, curé de Saint-Vérand de 1937 à 1978, a laissé deux commentaires sur ce sujet. Le premier se trouve dans la revue « Renouveau » d’octobre 1974 (un Bulletin paroissial associant plusieurs paroisses), le second était encore affiché dans le chœur de l’église du village en 2018, année de ma dernière visite.
« Ce procédé de lumière diffuse sera repris et accentué à l’extrême par le Mosellan Georges de La Tour, dans ses nombreuses nativités, de 1630 à 1652, date de sa mort ». (Renouveau octobre 1974)
« Une délicieuse nativité, fidèle copie d’une Ecole italienne de 1580, aux teintes subtiles, inaugurant l’irradiation lumineuse de l’Enfant-Jésus, procédé repris en 1630 par Georges de la Tour. »
Question de date
Ces observations prêtent à caution. Elles ont été cependant, lorsque Michel Jolland et moi-même avons cherché à reconstituer l’histoire des cinq copies ornant le chœur de l’église saint-vérannaise, notre première source d’information. La précision de la formule « fidèle copie d’une Ecole italienne de 1580 » paraissait être la trace d’une information véritable. Depuis, nous avons appris que si Joseph Jasserand fut possiblement un bon curé (ce dont nous n’avons pas à juger) il était un historien farfelu, un amateur d’art incompétent et qu’il avait l’art du camelot pour inventer ce qu’il ignorait. La « fidèle » copie d’une peinture italienne de 1580 s’est en effet révélée être la copie d’une œuvre d’un peintre allemand datant de 1770 environ. Excusez du peu.
Georges de La Tour
Le curé Jasserand renvoie par deux fois à Georges de La Tour. Il est vrai que la formulation de « Renouveau » est équivoque : « Ce procédé de lumière diffuse » n’est pas le synonyme « d’irradiation lumineuse ». C’est pourtant bien cette image qui est utilisée dans l’affichette, avec la précision selon laquelle la peinture italienne de 1580 aurait « inauguré » le procédé… L’idée commune aux deux citations est facile à isoler : le procédé pictural d’irradiation lumineuse a été repris par Georges de La Tour, « dans ses nombreuses nativités », et particulièrement en 1630.
Nous avons vainement cherché dans les biographies consacrées au « Mosellan » les « nombreuses nativités » annoncées par le bouillant curé saint-vérannais.
Joseph Jasserand fait pour le moins allusion, semble-t-il, à une toile célèbre entre toutes, elle est au Louvre, « l’Adoration des bergers ». Dans un ouvrage populaire édité par L’office du Livre en 1973 – Jasserand en fut-il lecteur ? – Pierre Rosenberg date la toile de 1644 (date dont il indique qu’elle est « vraisemblable », c’est-à-dire non certaine.)
En quoi cette peinture a-t-elle pu intéresser le curé Jasserand ?
Chez La Tour le dispositif est d’une grande simplicité : cinq personnages alignés côte à côte, surplombant un enfant. On peut supposer que Marie est à gauche, Joseph à l’extrême droite, les « bergers » étant les trois personnes du centre… On peut même abandonner l’hypothèse religieuse et voir ici seulement cinq paysans entourer, avec leur agneau, un enfant. Comprenons-le cependant : l’agneau en question est un indice fort donnant à comprendre que l’enfant est bien Jésus, l’agneau de Dieu. Mais la peinture de La Tour, paisible et profondément réaliste, s’épargne toutes les envolées…
Ce qu’a vu le curé Jasserand ? La lumière. La lumière qui baigne l’enfant et éclaire tous les visages. Le peintre a-t-il pour autant « repris » le procédé d’irradiation lumineuse ? Eh bien non ! Erreur de lecture. La lumière vient d’une bougie tenue par le personnage situé à droite (Joseph ?). La main gauche du même personnage occulte d’ailleurs la flamme vacillante, protégeant ainsi l’œil de celui qui, comme le peintre ou comme nous, contemple la scène. Merveilleux et délicat morceau de peinture que cette main à contrejour, masse sombre traversée par la flamme.
Joseph Jasserand a mal vu ce tableau et nous devons absolument oublier ce qu’il en dit. Chez Georges de La Tour la lumière « artificielle » vient de bougies, de chandeliers, de torches. Sources lumineuses explicites.
Pas de lumière surgissant soudainement du corps d’un enfant, fut-il divin.
(à suivre)