1 La légende et le sacré
par Jacques Roux
Il s’agit d’un retour : je me suis déjà intéressé (« Le Mas du Barret », 17 janvier 2021), aux « Roses de pierre » de ce petit cimetière rural dans lequel je vois une sorte d’image-type de nombre de ses semblables essaimés dans nos campagnes. Coincé entre les près, les champs de noyers et la rivière Cumane qui coule en contrebas, il semble protégé de toutes les incidences bruyantes, superficielles, de la vie quotidienne. Le chemin qui le longe n’est guère emprunté, les plus proches maisons se tiennent à l’écart et, au centre du village, la direction à prendre si l’on veut s’y rendre est très discrètement indiquée, entre deux noms de quartiers et les services techniques. Sans doute ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette apparente mise à l’écart. Il y a quelques mois une plaque – signalant que l’écrivain français Paul Berret, spécialiste de Victor Hugo et des légendes dauphinoises, avait été inhumé ici en 1943 – a été vulgairement saccagée. Faut-il y voir le souvenir lointain, dans ce petit village catholique jusqu’au bout de ses tombes, de l’engagement résolu de Paul Berret pour l’école laïque ? Ou bien, on peut tout imaginer, une manifestation de rancœur à l’encontre de ceux qui avaient eu le culot de faire apposer cette plaque, alors que la tombe dudit écrivain avait déjà été silencieusement arasée il y a quelques années ? Tout est possible. On sait depuis Michel Audiard que « ces gens-là » se reconnaissent à ce critère premier : ils osent tout !
Y compris cracher sur les morts.
Notre propos du jour se situe bien loin de cette noirceur.
Il s’intéresse, je dirais « au contraire », à quelque chose de quasi indicible, que le mot « beauté » permet de signifier, faute de mieux. Quelque chose qui renvoie à la permanence – dans le meilleur de l’humanité – d’une aspiration à des vertus supérieures, exaltantes et gratifiantes tout à la fois, qui rassurent et consolent, on pourrait dit « qui sauvent », de la médiocrité du quotidien, de l’angoisse face à la mort et de l’insatisfaction générée par une vie quotidienne alourdie par les contraintes et les risques, coincée entre un répétitif médiocre et de rares échappées lumineuses, moins consolations que sources de regrets.
Nos cimetières, je ne prétends parler que de ceux dont notre culture a hérités, se ressemblent tous un peu : des murs les séparent du monde vivant à l’entour, ce peut être comme à Saint-Vérand l’espace ouvert des champs, ce peut être comme à Paris la ville et l’enchevêtrement des maisons et des rues ; à l’intérieur, plus ou moins ordonnées et préservées, les tombes se côtoient, les riches et les pauvres, celles que des fleurs honorent en toutes saisons, celles qui ne sont jamais visitées, celles qui se réclament d’un dieu, et les autres. A Saint-Vérand, le catholicisme a imposé sa marque. Le lieu est encore jeune : il ne fut ouvert qu’à la fin du XIXème siècle et les démêlés de l’Etat républicain au tout début du XXème ne firent que renforcer les convictions d’une communauté conservatrice par essence (le travail de la terre impose, ne serait-ce que, le respect des saisons, des principes naturels régissant les sols, les végétaux, les animaux, donc la vie. Or ces principes « naturels » sont l’œuvre de leur créateur.) Il en résulte l’omniprésence du signe fondamental de la religion dominante : la croix.
Mais la croix, symbole du sacrifice du « Dieu fait homme », renvoie à une somme de traditions qui dépassent son histoire et anticipent son apparition. Très tôt les communautés humaines ont tourné le regard vers les cieux et leur insondable mystère : elles n’eurent de cesse d’établir, entre leur propre lourdeur rampante et cet infini éthéré, des liens, des passerelles. Ce furent des mats, ce furent des tours, des pyramides, qu’on regarde chez les Indiens d’Amérique ou mieux encore chez les Incas, chez les Egyptiens, dont les appareils furent assez prétentieux et solides pour nous parvenir : il s’agit de monter au plus haut. Notre univers mental est construit d’ailleurs sur ce contraste imagé : l’horizontal, le vertical. Notre station debout, arrachée aux diktats d’une nature qui nous vouait à courir à quatre pattes, est peut-être la métaphore primitive de cette confrontation à laquelle nous n’échapperons pas.
Les deux peintures ci-dessus reproduites, « l’Enterrement à Ornans » de Gustave Courbet, « l’Enterrement du comte Orgaz » d’El Greco permettent de visualiser cette opposition dans le champ de représentation de la mort. Chez le Greco le cadavre du premier plan n’est plus que le vestige d’un corps destiné à disparaître puisque sa version transcendée, son « âme », s’est hissée au plus haut des cieux, accueillie par Marie, St Pierre, Jésus. Chez Courbet, le cadavre, invisible dans son cercueil et sous son catafalque, est destiné à être enfoui dans le trou visible au premier plan. Tout s’élève, chez le Greco, tout pèse et colle au sol chez Courbet.
Chez les êtres simples, je veux parler de ceux, comme la plupart d’entre nous, qui ne se « spécialisent » dans aucune des disciplines permettant d’interroger le monde et le ranger dans une case spécifique, le religieux et l’imaginaire se confondent : la légende et le sacré parlent la même langue. Les cortèges qui se sont succédé dans les allées du cimetière saint-vérannais charriaient sans doute, entre les chants rituels, les prières et les pleurs, le fantôme de ces deux interprétations de l’univers, adapté au contexte et associé au visage évanescent de la personne disparue. Que ceux dont les pleurs n’ont jamais été accompagnés, sinon d’une prière en tant que telle, d’une rêverie, d’un espoir irraisonné, viennent me contredire : on ne saurait « penser » la mort, elle échappe à l’immatérialité de ce qui nous traverse « l’esprit », mélange inextricable et la plupart du temps informulable d’images postulées, de prescience, de sentiments : si nous laissions la machine s’emballer elle nous conduirait inévitablement aux portes de l’inhumain.
La poésie et la raison naissent du même terreau, il faut en prendre son parti : Courbet et le Greco ne cessent de se croiser dans nos musées, nos livres… Et entre les murs du cimetière de Saint-Vérand, ou de tout autre.
A suivre