Peindre l’intime : la pureté du silence
Par Jacques Roux
Pour aborder l’œuvre de Fantin-Latour avec une discrétion qui prendrait la sienne pour modèle, nous commencerons par nous intéresser au regard qu’il sut poser sur lui-même et ses proches. Et nous comprendrons vite que son œuvre est tout entière contenue et définie par cette façon qu’il a de se saisir des formes offertes à sa perception pour les arracher à leur contingence et les transcender en blocs intemporels.
S’il ne néglige ni le cadre ni les données matérielles qui permettent de localiser, même allusivement, ses modèles, Fantin-Latour ne privilégie jamais le détail trivial. L’une des erreurs – parmi tant d’autres – des commentateurs officiels et officieux de l’exposition à laquelle nous avons fait allusion dans notre avant-propos, est de croire que ses œuvres racontent des histoires. Ainsi dans l’un de ses tableaux les plus connus, représentant la famille de son épouse Victoria Dubourg (peintre elle-même et qui, non seulement dressa le catalogue de son œuvre, mais chercha surtout avec abnégation à fournir à la postérité toutes les composantes, même les plus anodines, de sa création ; d’où, en particulier le don d’archives qu’elle fit à la ville de Grenoble, archives qui furent misérablement oubliées et dispersées avant d’être fautivement, parce que partiellement et partialement, exploitées en 2017) voit-on sa jeune belle-sœur chapeautée et gantée. Et chacun de gloser sur « l’indépendance » de la demoiselle qui semblait ainsi vouloir échapper à une famille austère, sans parler d’autres hypothèses sentimentalo-grotesques. Or Fantin-Latour ne peint jamais l’anecdote, il est, comme l’histoire de la peinture le lui a enseigné, à la recherche de l’essentiel. « Hors de la vie » selon un de ses dires. Il ne peint pas un instant, il peint ce qui échappe au temps. Cette famille est moins une famille concrète, à laquelle par un certain biais il était attaché, que l’irruption de l’éternel dans le quotidien. La « famille Dubourg », pas plus que la « Joconde », n’a d’identité, ni ne peut être lue comme élément d’une chronique : elle s’est absentée de nos existences chaotiques et évanescentes. Si l’on osait parler le langage du sacré, on pourrait dire que sa « présence » repose tout entière sur cette absence.
Elle « est » parce qu’elle n’est pas de nôtre « ici ».
Note : Je précise que les illustrations sont à prendre comme de pures et simples citations. Les œuvres ne sont pas reproduites dans leur intégralité : ne sont isolées que les traces des propos qui les évoquent.
Il en est ainsi dans l’œil que pose Fantin sur sa propre personne, lui qui, comme Rembrandt, s’est scruté tout au long de son existence. Certes on peut suivre dans ses autoportraits, dessins, gravures, peintures, son évolution physique et le passage d’une grâce juvénile à une maturité alourdie, mais le plus important n’est pas là. Il faut le chercher dans sa volonté de toucher à un absolu qui le dépasserait, lui, Fantin. Peindre, pour Fantin-Latour, n’est pas un jeu mais une voie d’accès à l’infini.
Parce que l’infini pour lui, peintre, n’est pas une simple supposition théorique, c’est le dépassement effectif de nos existences finies et de tout ce qui les compose. Son amour profond pour la musique est une manifestation de cette exigence. Il faudrait lire à ce sujet (je n’ai pas compétence pour citer à bon escient ce très beau texte) « La traduction d’un art par l’autre » rédigé par Mme Michèle Barbe professeur à Paris-Sorbonne, pour le catalogue de l’exposition « Fantin-Latour interprète de Berlioz » présentée au Musée Berlioz de La-Côte-Saint-André. Comme d’autres penseurs ou artistes, Fantin ressentait profondément une correspondance effective entre toutes les formes d’art, sans doute parce que, en dehors de toute théorie formulée, il pressentait cette vérité première que nous avons peine à revendiquer : l’art (sous toutes ses formes) est la manifestation la plus pure de ce que nous nommons la nature humaine. Qu’il peigne, qu’il chante, qu’il malaxe les mots ou la terre, quand l’être humain s’abandonne à inventer ce que la nature n’a pas su produire, il réalise pleinement le propre de « sa » nature. Toutes ses autres qualités, défauts y compris, relèvent de la nature en tant que telle. Par l’art – et les « croyances », non en tant que religions constituées, mais en tant que projections dans un au-delà immatériel, relèvent de ce concept – l’humain s’évade du déterminisme naturel.
Sans le discours, par la seule magie du crayon ou du pinceau, Fantin-Latour nous met en contact avec cette évidence : il y a dans l’humain quelque chose qui transcende son devenir corporel. Quelque chose d’indéfini, et très certainement indéfinissable, qui se donne non pas tant à voir qu’à ressentir. A contempler ses œuvres, avec cette scrupuleuse concentration qui était sienne à l’atelier, nous pouvons apercevoir une constante qui sans subsumer la totalité de leurs potentialités, permet d’en effleurer la teneur secrète : une certaine forme de silence. Un silence du dedans, un silence qui ne serait pas de manque mais tout au contraire plein et prometteur, ce type de silence que des musiciens aussi différents que Scelsi ou Thélonius Monk ont traqué jusqu’au ventre même du son, pour le trouver, (comme pour le poète, soudaine et inattendue, l’image), dans l’abandon. Ainsi Marie, sœur de l’artiste, s’est-elle retirée d’elle-même, plongée comme on dit dans sa lecture, coupée des bruits du monde et de sa propre existence. Dans ce silence, son silence de recluse, paupières baissées, tous les vertiges possibles peuvent onduler et l’entraîner là où jamais sa seule vie ne saurait la conduire. La peinture de Fantin fige à jamais ce vertige « en creux » que nous et ceux qui nous suivront ne cesserons de partager avec elle.
Il ne faut pas oublier qu’une part importante de l’œuvre de Fantin-Latour est consacrée à la peinture de fleurs, de bouquets, de décors d’intérieurs, genre mineur pour nombre de critiques autoproclamés, héritiers d’une tradition rendue caduque par l’époque même à laquelle appartient Fantin-Latour. Son obstination à composer ces natures mortes peut s’expliquer par les recettes qu’il tirait de leurs ventes, élément non négligeable pour un artiste que les institutions et les collectionneurs négligeaient par ailleurs. Il faut surtout y voir la clef la plus explicite de son rapport à l’art pictural, moyen terme pour lui entre le réel et ce à quoi il aspirait. Un indice est révélateur : « il faut peindre les visages comme on peint des fleurs » disait-il (citation approchée), Cézanne de son côté demandait à son épouse posant pour lui de ne pas bouger plus que si elle était une pomme ou un légume… Même intuition profonde : la vie réelle est au-delà, ou en-deçà de ce que nous nommons la vie : s’approcher au plus près et traduire le plus fidèlement possible, avec les moyens du bord, ici le pinceau, ce que l’on reçoit du réel, sans se laisser distraire par quelque parasite que ce soit, sentimental ou événementiel, c’est se donner une chance d’atteindre ce qui nous reste la plupart du temps inaccessible. La « nature morte » française ne se dit-elle pas, en d’autres langues, « vie silencieuse », ou « nature immobile » ?
Qu’on se colle devant le très célèbre « Coin de table », avec ses iconiques portraits de Verlaine et Rimbaud ou qu’on s’impose la contemplation méditative de ce bouquet anonyme, n’éprouvons-nous pas la même, étrange et indicible, sensation ? Comme si l’on se trouvait face à l’Ailleurs, face masquée et silencieuse de notre relation au monde.
Fantin-Latour est un ouvreur de portes.
A suivre