Tirer l’eau du puits
par Michel Jolland
Dans les années 1950, chez mes grands-parents au Barret, l’eau était une denrée rare. L’installation destinée à alimenter avec l’eau de pluie recueillie sur les toits ce que l’on appelait « le bassin » était depuis longtemps hors d’usage. Ce bassin, relativement imposant, était « enterré ». Ses murs affleuraient tout juste le sol sur trois côtés, le quatrième en revanche, plus proche de la maison, bénéficiait d’un solide parapet d’une bonne cinquantaine de centimètres de hauteur. Privé de sa fonction originaire, ce grand trou béant était avec le temps devenu une sorte de dépotoir envahi par les ronces et les herbes folles. Un endroit dont les adultes prenaient grand soin d’éloigner les enfants. Mais alors où prenait-on l’eau à la maison du Barret ? Pour la consommation humaine, on allait chez des voisins, heureux possesseurs d’une fontaine extérieure alimentée par le réseau communal et munie d’un robinet qui fort opportunément laissait en permanence échapper un filet. Pour tout le reste, il fallait s’en remettre au puits du jardin.
Ce puits n’avait pas de margelle. Sa maçonnerie cylindrique ne dépassait pas le niveau du sol dans lequel elle s’enfonçait profondément. Alignés côte à côte, des éléments hétéroclites, « éclapes de châtaignier », vieux piquets et vieilles planches, masquaient le vide et fournissaient une protection de fortune. Avant de « tirer l’eau », il fallait « découvrir le puits » en écartant précautionneusement ces éléments de couverture, juste assez pour laisser passer le seau et surtout pas trop pour éviter d’être attiré par le vide. Ensuite on positionnait, face à soi et perpendiculairement aux éléments de couverture restés en place, une solide « éclape de cœur de châtaignier » recouvrant la maçonnerie ainsi qu’une infime portion du vide. On calait la partie avant des chaussures sur ce support tout en veillant soigneusement à garder les talons bien ancrés dans le sol. On laissait ensuite descendre le seau… sans lâcher la corde ! Un morceau de ferraille fixé à la bride de l’anse amenait le récipient à « se coucher » en touchant le fond. Il se remplissait alors d’une eau sablonneuse et rare. On remontait le seau vers soi, la corde glissant le long de « l’éclape de châtaignier » dans des encoches façonnées au fil du temps par les frottements. C’était en effet la corde qui usait le bois et pas l’inverse.
On comprend bien que la mise en œuvre d’un tel dispositif n’était pas à la portée de tout le monde. C’est mon grand-père, « le Pépé », qui était chargé de tirer l’eau au puits. Il ne le faisait jamais sans se faire prier. Les « Fô alla tirà d’ègue ! » (Il faut aller tirer de l’eau !) de ma grand-mère appelaient immanquablement des « Oua, li van ! » (Oui, on y va !) prometteurs mais rarement suivis d’effet immédiat. Ma grand-mère avait même trouvé une formule expressive pour qualifier cette tendance à la procrastination : « Avec lui, c’est qui me presse me tarde ! ». Les chamailleries à propos de l’eau du puits faisaient partie des rituels qui rythmaient la vie de la maison. Un peu plus haut dans le quartier, un autre couple déjà âgé était connu pour ses véritables sketchs dominicaux. Un terrain de boules avait été aménagé près de la leur petite ferme et, la mauvaise saison passée, le mari et quelques-uns de ses copains se retrouvaient tous les dimanches après-midi pour jouer à « la lyonnaise ». Pour rien au monde ils n’auraient manqué ce rendez-vous. A peine avaient-ils commencé que la maîtresse de maison surgissait pour crier à la cantonade : « Faudra pensà à mouze ! » (Il faudra penser à traire les vaches ! ). Elle s’adressait plus spécialement à son mari qui, sans doute trop absorbé par le jeu, semblait ne pas l’entendre. De plus en plus pressantes et rapprochées, les injonctions se succédaient pendant des heures… en pure perte puisqu’invariablement les parties de boules duraient jusqu’à la nuit tombante !
Avec l’eau du puits ma grand-mère lavait son linge tant bien que mal en le « faisant tremper » et en le savonnant avec soin. Le cuvier avait disparu depuis longtemps. Il était « tombé en douelles » comme l’exprime en termes imagés le patois local (« Olayé cheu in doué »). A proprement parler, les « douelles » sont les douves cintrées formant la coque des tonneaux. Pour le cuvier du Barret, sorte de cuve basse pour la lessive, il s’agissait de planches d’un demi-mètre de longueur, rainurées en bas pour accueillir le fond, légèrement plus larges vers le haut et biseautées afin que les cercles métalliques extérieurs puissent solidariser l’ensemble. Je me rappelle avoir manipulé certaines de ces planches, très reconnaissables, pour improviser une réparation ou consolider une quelconque cabane en bois. Au Barret, comme et peut-être plus qu’ailleurs, rien ne se perdait : le fond du cuvier avait astucieusement été transformé en couvercle pour la cuve à vin. Revenons à la lessive de ma grand-mère. Une fois lavé dans les quelques récipients disponibles, deux ou trois seaux et une ou deux bassines en zinc galvanisé, le linge devait être rincé. Il fallait pour cela « aller à la rivière ». Une expérience inoubliable.
(A suivre)