Rincer le linge à la rivière
par Michel Jolland
A la maison du Barret, chez mes grands-parents, on disait tout simplement « la rivière » pour désigner la Cumane, ce cours d’eau qui traverse le village de Saint-Vérand du nord au sud avant de se jeter tranquillement dans l’Isère vers le pont de Beauvoir. De la même manière, « le pont » était celui, tout proche, qui enjambe la Cumane en contrebas du hameau pour permettre l’accès au village. Appelé au début du XXe siècle « pont Bazot » d’après le nom du propriétaire du moulin voisin, il est aujourd’hui devenu le « pont du stade ». Dans les années 1950 et sans que personne ne sache exactement pourquoi, ce pont, que comme d’autres gamins du quartier j’empruntais pour aller à l’école, avait mauvaise réputation. Les soirs d’hiver nous pressions spontanément le pas au moment de le franchir et nous ne ralentissions qu’une fois sortis d’une zone qui, bien que non délimitée matériellement, était instinctivement repérée et perçue comme vaguement inquiétante.
Je me souviens qu’adolescent je passais parfois quelques après-midi des vacances de Noël à jouer à la belote au village avec des copains. Les cartes rangées chacun rentrait chez soi. J’étais le seul à devoir traverser le pont pour rejoindre mes pénates dans l’obscurité : l’opération était expédiée en un temps record ! Plus tard, j’ai découvert dans une préface connue, signée en 1943 par l’écrivain saint-vérannais Paul Berret, une anecdote vécue illustrant la puissance magnétique des eaux de la Cumane à l’endroit où une passerelle de la fin du dix-neuvième siècle a été remplacée par le pont dont nous parlons ici. Paul Berret ne précise pas si cette puissance magnétique était ressentie de la même manière en d’autres points le long de la Cumane, mais rien n’empêche d’imaginer que « le pont », en tout cas celui de mon enfance, était bel et bien un lieu d’expression privilégié pour quelques forces mystérieuses…
Ma grand-mère, « la Mémé », allait rincer sa lessive quelques dizaines de mètres en amont du pont. C’était une vraie expédition. Il fallait tout d’abord trouver, parmi les maigres équipements de la maison, des récipients en nombre suffisant pour transporter le linge savonné. Finalement réparti dans plusieurs cuvettes et seaux pas trop lourds pour faciliter la manutention, le linge était ensuite placé sur le « gamion », une charrette à bras conçue de manière à former une sorte de caisson sur roues, ce qui interdisait aux objets transportés de s’échapper par l’avant ou l’arrière, en particulier dans les pentes. C’était là une qualité appréciable car il y avait justement un « raidillon » sévère sur le trajet vers à la rivière. A l’aller, on était dans le sens de la descente. Je me revois encore un jeudi de printemps, alors que j’avais une douzaine d’années et que j’étais plutôt maigrelet, tenir fermement les « bras » du « gamion » et m’arcbouter pour ne pas me laisser entraîner par le poids. A l’arrière ma grand-mère et mon frère, de trois ans mon cadet, faisaient tout pour m’aider à freiner. Rien n’y fit. Je dus à deux reprises « rentrer dans le talus » pour éviter d’être dépassé par le véhicule et son chargement ! Le retour ne fut pas plus facile. En dépit de la corde accrochée au caisson et passée en bandoullière sur mon épaule par faciliter la traction, en dépit aussi des efforts de mes coéquipiers pour pousser le « gamion », nous faillîmes à plusieurs reprises rester en rade dans la montée…
Pour nous, les enfants, le rinçage du linge était un moment plein de charme. Une fois arrivés sur place, près d’un méandre familier de la Cumane, notre premier travail était de préparer une petite retenue à l’aide de cailloux savamment empilés. Cela augmentait légèrement la hauteur d’eau dans ce bassin improvisé sans bien sûr interrompre le courant. La « Mémé » secouait vigoureusement le linge dans l’eau pour libérer le savon. Ensuite, nous l’aidions à « étreindre » le linge. Pour cela nous prenions chacun par un bout, un torchon, une serviette ou un pantalon, puis nous le tordions avec force pour que toute l’eau, ou presque, s’en échappe. C’était plus difficile pour les draps et nous n’étions pas trop de trois pour opérer. Les deux phases du rinçage étaient recommencées autant de fois que nécessaire, c’est-à-dire jusqu’à ce que toute trace de savon ait disparue. Nous trouvions tout de même le temps de jouer un peu, sans toutefois jamais nous éloigner : la « Mémé » avait la crainte permanente que nous nous fassions mordre par une vipère.
Plus tard, la santé de ma grand-mère commença à décliner et le rinçage à la rivière fut abandonné. Ce ne fut pas pour autant la fin des escapades à la Cumane, au contraire. Ma mère aimait beaucoup nous emmener « au pied du champ d’en-bas », une parcelle que mes grands-parents possédaient au sud du Barret, pour, dès qu’arrivait le mois de mars, observer les progrès de la végétation et, si possible, procéder à quelque cueillette… On descendait un talus abrupt, à certains endroits couvert de broussailles, à d’autres de frênes, de cerisiers sauvages, de noisetiers, d’acacias. Dans la pente, et surtout plus bas dans la partie somme toute assez large qui à cet endroit longe la Cumane, poussaient de rares et précieuses morilles. Plus tard dans la saison, nous partions à la recherche du lierre terrestre, une plante mêlant sur la même tige de nombreuses petites fleurs bleues et de petites feuilles. Une fois séchées, ces tiges en fleurs étaient utilisées en décoction pour soigner les rhumes d’hiver. Les bords de la Cumane fournissaient aussi la pulmonaire et la saponaire, deux plantes également recherchées pour leurs qualités naturelles.
Inscrite comme le Barret au coeur des souvenirs de mon enfance, La Cumane est aussi et avant tout un élément central de l’histoire et de la vie du village de Saint-Vérand. Le samedi 18 septembre 2021, elle sera une fois encore mise à l’honneur dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine. Gilles Pellet, botaniste et enseignant à l’Université Inter-Ages du Dauphiné à Saint-Marcellin, animera un parcours-découverte botanique le long de la rivière. Il présentera la flore ainsi que plusieurs habitats, au sens écologique du terme, typiques des abords d’un cours d’eau. On découvrira l’étonnante diversité végétale de ces milieux familiers, composée d’arbres, d’arbustes et de multiples plantes herbacées remarquables par diverses formes d’adaptation à leur environnement.
NOTES
Henri PENET, Radiesthésie et téléradiesthésie, Lyon, 1943. Préface de Paul Berret.
Les photos de plantes (lierre terrestre, pulmonaire, saponaire) ont été prises à Saint-Vérand par Gilles Pellet, botaniste.