Le passeur de parole
Par Jacques Roux
Comme il est des passeurs de mémoire, André Griffon fut un passeur de parole. La sienne bien sûr, enveloppante et d’une drôlerie charmeuse, et celle des autres. Tous les autres. Des plus en vue aux plus modestes. Soit en faisant récit des étranges, ou cocasses, ou tragiques incidents qui émaillaient les existences apparemment les plus communes, soit en questionnant, à sa façon, empathique et séductrice, libérant tout à coup certaines de ces voix souterraines qui hantent nos tréfonds et nous renvoient aux plus obscures de nos origines.
Lorsque pour « L’herbe de soleil », il engagea le dialogue avec Edouard Cayrat, il savait où il allait, André Griffon… Sur des terres méconnues. Que d’autres exploitèrent après lui grâce à son travail de défricheur, mais je n’ai guère (pour l’instant) envie de m’attarder sur ce sujet. Ce dialogue entre « monsieur Griffon » et le maire de Pereyres (succédant à son grand-père et son père !) est d’autant plus utile désormais que ce monde-là, sans télévision omniprésente, sans téléphone portable, quasi sans téléphone d’ailleurs, un monde aussi rural que rustique, a disparu, même là, dans l’Ardèche « profonde », aujourd’hui ouverte au tourisme, aux supermarchés et aux défilés contestataires comme partout ailleurs…
Ce sera la marque de fabrique de l’écrivain André Griffon quand le purgatoire dans lequel la mort l’a prématurément jeté sera oublié, parce que ses écrits portent mémoire de lieux, de gens, de modes de vie et de croyances qu’on peine à imaginer alors même que les plus âgés d’entre nous les ont côtoyés. On lira et relira « Ardèche douce-amère », on lira et relira « Le pays violet », et l’on se dira qu’ils sont « La chanson de Rolland » d’une terre et d’une époque, légende et chronique intimement mêlées, chant ludique, fantasmatique, chant funèbre souvent d’une irrésistible drôlerie et habillé de tendresse.
Mais pour cette première approche d’une personnalité hors du commun, qui fut « le » journaliste de l’Ardèche, passant du Dauphiné au Progrès de Lyon puis au Monde, qui participa sur « La trois » à des émissions vantant les mérites du département « vilain petit canard » de la Région Rhône Alpes, avant de scénariser des téléfilms tournés « au pays » et qui furent des succès d’audience en leur temps (années 80/90), qui présida aux destinées d’une radio locale peu classique (au sens où elle n’a pas été tentée par l’appât du gain publicitaire ni prise au piège d’une variété anglo-saxonne omniprésente) Fréquence 7, il faut dire quelques mots sur l’homme tel qu’il se présentait.
Sa stature, tout en rondeur et tout en prestance, chevelure blanche identifiable même dans la foule, son phrasé mélodieux avec un soupçon léger d’accent du crû, et l’intérêt qu’il semblait porter à la plus insignifiante de vos remarques, l’installaient dans votre environnement sans qu’on y prenne garde. Tous pensaient « connaître » André Griffon, et la plupart étaient persuadés entretenir une relation privilégiée avec lui. Ce qui n’était pas tout à fait faux : il dévorait le quotidien, le banal, le commun. C’était là sa nourriture première parce que son verbe, à l’oral, et son écriture précise et modulée, comme s’il transcrivait musicalement les dires, les faits, les sensations, transcendaient cette poussière d’instants en trésors de légendes, en comédies de mœurs, en gags cinématographiques, en tragédies le cas échéant.
Dans ce répertoire infini « d’histoires » il puisait selon les circonstances de quoi agrémenter la conversation et, pour avoir partagé avec lui de longues virées en voiture pendant les quelques mois où j’ai travaillé à son côté pour « Le Progrès de Lyon », je puis témoigner qu’on ne s’ennuyait jamais en sa compagnie. J’eus ainsi droit, une sorte de privilège, à des anecdotes intimes, tantôt gentiment grivoises, tantôt burlesques, concernant les personnalités du monde artistique qu’il avait côtoyées à Antraygues : Pierre Brasseur qui saccagea un bar à Nice, pensant se venger d’un filou qui lui avait piqué une petite amie, mais qui s’était trompé de bar, Catherine Sauvage, Lino Ventura, que Jean Saussac, maire d’Antraygues en ce temps-là, fit arrêter par des copains gendarmes quelque part sur la route de Valence, sous prétexte d’une suspicion de transport de produits prohibés, l’épisode s’achevant en franche rigolade au bistrot voisin, Jacques Brel qui paraît-il n’engendrait pas la mélancolie, Jean-Louis Trintignant qui, libéré trop tôt de ses obligations militaires avait trouvé sa place occupée dans la couche de l’amour de sa vie, légendaire vedette … Récits sans fin, sinon sans chutes, drôlissimes ou poétiques, comme celles concernant certains grands peintres, Le Moal, Manessier, qui œuvrèrent en Ardèche dans les années 50 à 60, et toujours fascinantes, puisque l’homme était un conteur né. C’est Jean-Pierre Gelly, écrivain et grand typographe qui, il l’écrit en tout cas dans « Un homme de plume » ouvrage rassemblant une somme d’articles retrouvés, ou de textes non publiés, composé par lui en mémoire de cette personnalité hors du commun, qui l’incita à exploiter ce don en public. Les dernières années de sa vie André Griffon put ainsi – au moins – profiter de ce plaisir sans nom qui consiste à en donner, du plaisir, à des gens inconnus, simplement en leur racontant des histoires…
Il n’est pas superflu me semble-t-il, au moment de tourner la page, de regarder cette photographie d’un des cahiers d’écolier sur lesquels il rédigeait les textes destinés ensuite à publication. Je puis témoigner, l’ayant vu cent fois préparer ses articles à l’agence du Progrès (pour l’état-civil, il était enseignant et s’échappait de ses cours, sans qu’on sache jamais s’il était bien « libre » ou s’il avait négocié avec ses élèves une « pause » momentanée) à la plume, de sa belle écriture de sage écolier, sans rature jamais, sans l’ombre d’une hésitation. Il écrivait comme on respire, comme il dissertait à l’oral : les silences, les ponctuations, le suspens et la surprise tombaient pile poil, toujours au bon endroit.
La photo de monsieur Edouard Cayrat est tirée d’un cliché de M. André Noyer réalisé pour la couverture de « L’herbe de soleil » d’André Griffon, 1982.
Le dessin est l’œuvre de M. Gaby Beaume, peintre, dessinateur, qui mit en page les ouvrages de M. André Griffon et illustra « Le pays violet » (1985) Nous consacrerons bientôt une chronique à cet artiste dont la modestie n’a d’égale que le talent.
La photographie du « Cahier » est un recadrage du prologue du « Pays violet ».
Les photos d’André Griffon sont personnelles.
Les ouvrages d’André Griffon ne sont plus disponibles en librairie. Il est question d’une réédition.
On trouvera cependant à la Fédération des Œuvres Laïques (FOL) de l’Ardèche (à Privas) le livre de Jean-Pierre Gelly : « Un homme de plume André Griffon journaliste écrivain conteur » Un gros livre rassemblant de multiples écrits introuvables ailleurs.