André Griffon : Contre les voleurs d’âme
Par Jacques Roux
Ôte-toi de là…
Il existe encore par miracle, dans la vaste poubelle Internet, un résidu d’émission enregistrée par France Culture (https://www.franceculture.fr/emissions/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/lardeche-le-temps-des-communautes-22-pierre-conty-le-choix-des-armes – l’extrait se trouve en bas de page) dans lequel André Griffon, et son ami Charles Volle, longtemps président de Fréquence 7, sont confrontés à une journaliste qui, comme beaucoup de ceux qui ont couvert les manifestations giletsjaunesques récemment, semble manifestement éblouie par le mythe « peuple révolutionnaire » que la doxa libertaire associe à l’aventure Conty. Conty « voleur de banques et tueur de flics », ça vous pose un homme n’est-ce pas ? Les petits bourgeois – concept marxiste – d’aujourd’hui, dirigeants de partis dits « de gauche », gens de presse, chanteurs, acteurs ou comédiennes « à qui on ne la fait pas », telle celle qui exhiba aux César une anatomie délabrée, ont si peur de passer à côté du « peuple », et de la révolution dont il est censé être porteur, qu’ils sont prêts à s’enthousiasmer pour le premier briseur de vitrine venu.
Conty, au moment où cet entretien fut réalisé, était non seulement réputé avoir tué deux gendarmes, dont un quasi adolescent à l’origine bien plus modeste que celle de son assassin, mais aussi deux paysans, le père et le fils, qui avaient eu le malheur avec leur camionnette de ralentir sa fuite. Ce qu’André Griffon tentait de faire comprendre à son interlocutrice tenait en peu de mots : le discours de Conty selon laquelle « la terre appartient à qui la travaille » traduisait moins une philosophie anti propriété capitaliste (« le premier qui ayant enclos un terrain… » cf. Rousseau) qu’il ne masquait la politique agressive de prétendus travailleurs au comportement digne des plus brutaux colonisateurs : ôte-toi de là… Ils ne sont pas rares ceux qui, venus vider la maison du grand-père après son décès ou redonner à ses oliviers et ses vignes les soins nécessaires, se sont trouvés face à des individus qui n’avaient manifestement pas intégré le « Peace and Love » que les « Bourrus (surnom donné aux « hippies » en Ardèche dans les années 70) avaient popularisé avec la consommation de substances prétendument apaisantes.
Une âme plurielle
Nous avons oublié aujourd’hui le retentissement – international au vu de ses prolongements – de cette affaire Conty, elle n’en irrigue pas moins la pratique et le discours des Zadistes et autres partisans d’un « autre monde ». André Griffon, et peut-être ceci explique-t-il le relatif et prudent silence qui entoure à l’heure actuelle sa personne et son œuvre, ne s’est pas plus laissé piéger par le discours lénifiant de ces ex simili léninistes que par l’attitude méprisante des tenants de l’ouverture du vieux pays aux vertus et vertiges d’un tourisme à grande échelle, susceptible de remplacer des terres arides par des campings, des chambres d’hôte et des équipements aux profits juteux. L’irruption des « néo ruraux » des années 70 qui, pour certains, s’installaient purement et simplement (on dirait aujourd’hui : « squattaient ») là où ils trouvaient quatre murs debout et du terrain, se couplait dans les faits, en terre ardéchoise, avec l’invasion d’une clientèle hollandaise (« NL Go Home », lisait-on sur les murs en ce temps-là) dont l’amour du soleil et l’aisance financière faisaient flamber les prix des terrains et des bâtisses. L’ennemi de l’intérieur et l’ennemi de l’extérieur en quelque sorte !
André Griffon, parce qu’il était journaliste, journaliste à l’ancienne (il ne rendait compte que de ce qu’il avait concrètement vu et théoriquement tiré au clair : préhistoire du journalisme !), et parce qu’il était poète, mot sous lequel je mettrai ici la capacité à percevoir dans et sous les apparences un univers à la profondeur et à la complexité insoupçonnées, laisse dans ses ouvrages un témoignage qui renvoie dans les poubelles de l’histoire les prétentions des uns et les ambitions des autres. Cette Ardèche qu’ils ont cru annexer ou dont ils auraient voulu tirer une manne providentielle, il en met sur la table l’âme vive et saignante, une âme plurielle, composée de corps aussi drus que les pentes auxquelles il fallait se confronter pour survivre, de patiences infinies face à la dureté des hivers et aux chaleurs extrêmes et desséchantes d’étés interminables, de destinées cruelles, vies fauchées trop tôt, lentes dérives de vieillesses sans espoir, les enfants déjà partis, la terre à jamais orpheline.
Le visage du temps
A lire, à relire, André Griffon un chagrin profond vous étreint, que les sourires qu’il vous arrache au détour d’un récit – ainsi cette pauvre « vieille » qui, parce qu’elle a vu son ventre gonfler sous l’emprise du mal, s’est crue « comme la Sainte Vierge » enceinte des œuvres du Seigneur – ne parviennent pas à compenser. Parce que la grâce d’un récit, devenu « parabole » (voir la copie de la page calligraphiée reprise dans notre précédent article), s’enrichit d’une empathie prodigieuse qui introduit le lecteur dans les maisons mêmes, ces « bâtisses grises et trapues », où se vécurent des vies silencieuses et des morts parfois trop longues à venir (parce que « le travail ne manque pas » et qu’on ne peut consacrer trop de temps à ceux qui s’en vont), et se nourrit des expériences et des témoignages d’un témoin, je dirai : impliqué, qui ne se résolut pas à voir les gens de son entour arrachés à la mémoire dont se nourrissait la leur au quotidien et perdre peu à peu ce qui fut leur visage, un visage que « le temps avait sculpté »…
L’œuvre d’André Griffon n’a pas seulement donné aux pauvres mots qui furent ceux de ces pauvres existences l’écrin précieux de son écriture, elle sauve par la même occasion ce visage que la cupidité, la haine et de prétentieuses et stupides ambitions ont espéré rayer du paysage.
Les hélicoptères du Tour de France 2021 survolant les fascinantes gorges de l’Ardèche, n’auront pu montrer que l’écorce de ce pays noueux et sec, brûlé par le soleil en plein midi, mais visité quand vient le soir par les flottants effluves d’une histoire qui ne s’efface pas.
Le « pays violet » d’André Griffon, comme la chouette de Minerve si l’on en croit Hegel, se lève à la nuit et ne défait plus son étreinte. (A suivre)
Les illustrations sont des citations :
La première dans le texte d’un dessin réalisé par Gaby Beaume en 1985 pour « Le pays violet »
Les deux suivantes de dessins réalisés par Jean Saussac en 1975 pour « Ardèche douce-amère »
La photographie de titre est un cliché personnel.