Le chant des Sirènes
Par Jacques Roux
Destinée à une place carrefour d’un des quartiers les plus commerçants de la ville du Mans, cette sculpture-fontaine a hérité son thème du nom de cette place : « Place de la Sirène ».
Comme à chaque fois lorsqu’il s’agissait d’une commande publique, Claude Ribot s’est longuement imprégné de l’atmosphère du lieu : il s’agissait ici tout à la fois de servir de point de repère tout en s’ouvrant à la circulation croisée des passants débouchant d’une des rues et se dirigeant vers une autre. Ce qui caractérise la place des Sirènes c’est le mouvement : la fontaine pouvait éventuellement briser ce mouvement en incitant le promeneur à la contempler, mais dans le même temps, et ce fut le rôle de l’eau jaillissant de toutes parts, elle devait réactiver ce mouvement, en donner une vision magnifiée.
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Les Sirènes de Claude Ribot n’ont pas grand-chose à voir avec celles qui tentèrent vainement Ulysse attaché à son mât, ni avec aucune des imageries traditionnelles dont nous avons hérité. Pas de seins arrogants, de queues de poissons ou pattes d’oiseaux de proie, non, des visages. De magnifiques et mystérieux visages, comme s’il s’agissait de dire que la Sirène, l’enchanteresse, celle que rêve une âme désirante, qu’elle soit féminine ou masculine, et qui la troublera, est moins un corps qu’un regard, une bouche, une voix. L’étrange rareté d’un visage – parmi les milliers de visages que nous croisons – nous en prenons peut-être plus conscience aujourd’hui que nous sommes tenus de le masquer. D’un seul coup nous sautent à la face les yeux, porte ouverte sur l’Autre, tel qu’il apparaît et se dérobe : quoi de plus terrible à contempler que l’œil, cette porte par laquelle une image de nous entre en l’être qui nous fait face. Porte en un sens, frontière en l’autre ; infranchissable. Les Sirènes de Claude Ribot ne portent pas le masque, et leur bouche ouverte semble crier. Mais leur cri est de lumière, de transparence ; violent, puissant, continu : jet d’eau ! L’eau, richesse des profondeurs, sel de vie.
L’eau, musique aussi… Chant ! Et nous voici rassurés : le chant des Sirènes ! Il le savait Claude Ribot que ses Sirènes, pour être perçues comme telles n’avaient pas besoin de tout leur attirail mythologique : il leur suffirait de chanter comme chantent les rivières, comme chantent les sources, comme chante la mer, inlassable, sur la plage. Pour autant, elles ne sont pas venues à lui sans ramener des profondeurs qu’elles hantent en temps ordinaire des signes ambigus, tout à la fois explicites et déconcertants.
Des poissons, en un sens, cela va de soi, mais bizarrement ils leur sortent de la bouche, ils leur tournent autour de la tête… Facétie de créateur ? Métaphore peut-être ? L’ondulation du poisson, sa vivacité, notre parole voudrait s’en inspirer, et notre esprit sans doute. D’ailleurs, de combien de religions le Poisson est-il, sinon l’emblème, du moins l’une des composantes symboliques : venu des profondeurs, et donc chargé de toute la puissance des secrets, celui des origines, celui du devenir, celui de la révolution cyclique des saisons, d’un univers inaccessible mais toujours présent, changeant mais toujours revenant. Même les Chrétiens, pourtant si austères, ont fait de leur Seigneur, c’est allusif, ce fut un moment de leur histoire collective, un « Ichtus », nourriture sacrée, sauveur.
Et ce n’est pas tout : il y a encore l’œuf sacré (voir le premier dessin), le serpent des origines, possiblement serpent tentateur, tapi au sein même de nos chairs ou glissant comme l’éclair dans les fourrés les plus obscurs, menace et promesse. Il y a tout cela et plus encore dans l’idée que s’est faite de ses Sirènes Claude Ribot. Ses dessins en témoignent, dessins dont on appréciera le phrasé sinueux, comme le serpent, comme le poisson : ondulant.
Dessins qui servirent de support à l’œuvre en devenir. Sans que l’inspiration se perde en eux : le moulage, le bonheur de travailler la matière de ses mains nues étant la motivation suprême pour un sculpteur. Ce qui donne envie de penser que la présence des bras, des mains, pendantes ou dressées, implorantes ou désabusées, avait du sens pour Claude Ribot. Il est toujours utile de chercher dans la culture d’un créateur, quel que soit son registre d’expression, ses sources culturelles, le monde dans lequel il a pioché son vocabulaire, nourri son imaginaire, mais il ne faut pas tout attendre de ce champ de recherches. Il y a autre chose, qui reste inaccessible : tout son passé, toutes ses passions, et ses désirs et ses chagrins, reviennent à la surface au moment où l’œuvre prend forme. Dans la confusion, dans le désordre, dans le trouble et la tromperie…C’est d’ailleurs quand ils mentent le plus (quand ils inventent) que les créateurs touchent au plus près leur propre vérité.
Ceux qui connaissent son histoire savent que c’est cette année-là, 1991, quand il dota la ville du Mans de ses Sirènes, que Claude Ribot perdit son épouse, sa « Gitane », sa muse. Il est possible que toutes les trois, ses trois Sirènes, dans les rues de cette ville où ils vécurent leur amour, ne soient que la transcription d’une douleur aussi obscure que les tréfonds des océans, ou d’un espoir aussi fou que vain mais séducteur, ou d’un sentiment d’impuissance absolue, cris dans le vide, bras liés, à moins qu’il ne s’agisse du témoignage le plus distancié qui soit de l’infinie puissance du temps qui donne, soutient, puis efface sans jamais se lasser, à l’image de cette eau jaillissante, à peine issue du néant qu’elle y retourne à jamais.