Victor Pantignies Dit Biscuit
Par Jacques Roux
Victor
A Saint-Vérand, dans mes souvenirs, jamais quelqu’un n’appela Biscuit autrement que « Biscuit ». Il était pourtant né Victor Pantignies, patronyme rare donc étrange, non seulement à Saint-Vérand mais aussi à l’échelle nationale si l’on s’en réfère aux sites Internet spécialisés. Toujours est-il qu’à Saint-Vérand, comme dans bien des endroits en France, la différence fut-elle patronymique n’est jamais bien reçue. Encore faut-il noter que le prénom de notre « Biscuit » lui aurait valu le satisfecit d’un autre oiseau, du genre nocturne, qui s’intéresse de près aux prénoms : Victor. Un prénom bien en cour dans un village qui abrita, fut un temps, une chapelle/église dédiée à ce saint glorieux, et qui désignait alors un certain nombre de personnalités locales, dont le maréchal ferrant/bistrotier qui, par ailleurs adjoint du maire durant de longues années, abritait gracieusement le vagabond dans une grange lui appartenant.
Les gens d’ailleurs
Comment le surnom de Biscuit lui était-il tombé dessus ? Bien des histoires circulaient sur le thème, toutes absurdes et toutes fiables, parce qu’un surnom, nous le savons tous, naît d’une inspiration soudaine, jamais généreuse mais toujours plaisante au plus grand nombre. A dire vrai, on n’en savait pas plus sur tout le reste : quand et pourquoi était-il venu à Saint-Vérand ? Pourquoi s’y arrêta-t-il définitivement (puisque, même s’il n’est pas décédé sur le territoire communal, il y vécut tant qu’il fut autonome et y est inhumé) ? La question de ses origines, je le pense aujourd’hui, n’a pas dû préoccuper beaucoup les habitants du village : il relevait de cette catégorie de travailleurs, les journaliers, qui autrefois se louaient, à la semaine, à la saison, à la tâche tout simplement, qu’on n’interrogeait jamais sur leur lieu d’habitation, leur famille, parce qu’on s’en fichait complètement ! Je me souviens à l’école d’avoir entendu mes camarades, fils de propriétaires terriens ou de fermiers, parler des « Bedauds », qui venaient à la saison du gaulage des noix, vendre leurs bras et leurs carcasses. Originaires d’Ardèche (Pays d’Oc, d’où la finale du surnom, sans doute). Ces Bedauds-là étaient réputés parmi les plus stupides qui soient. Il est juste de dire qu’ils parlaient un « autre » patois, et l’on sait bien grâce à Levi-Strauss que ceux qui ne parlent pas comme nous sont nécessairement des sauvages, ou des abrutis. Conduit par les hasards de l’existence à travailler en Ardèche, j’ai souvenir de m’être fait interpeller quelque part en Bretagne par un gentil garçon qui avait repéré ma plaque d’immatriculation (à l’époque elle tenait à son département !) : « Allez les Bedauds ! » nous avait-il lancé à mon épouse et moi et, je dois le reconnaître, cette marque d’amitié publique ne m’avait pas spécialement enchanté.
Les cuites de Biscuit
Biscuit passait donc d’une exploitation à l’autre, à la demande. On savait – même moi qui ne le connaissais pas sous l’angle du travailleur – qu’il ne fallait « jamais payer Biscuit avant qu’il ait achevé sa tâche »… Parce que, dès qu’il avait trois sous en poche il allait les dépenser au bistrot jusqu’à ce qu’il soit ivre mort. Les « cuites » de Biscuit étaient mémorables. Il avait parfois le vin mauvais et mon oncle qui fut garde-champêtre m’a raconté qu’un certain soir, alors qu’il était sollicité en tant que « représentant de la loi », de le calmer il avait failli recevoir un coup de couteau. Ce que le furieux du soir regretta fort le lendemain. Autant qu’il m’en souvienne mon oncle ne lui en tint pas rigueur, même s’il se tenait sur ses gardes (jeu de mots à la saint-vérannaise) lorsqu’il le croisait au café, et ma tante, qui faisait l’épicière, continua à lui donner quand il plaignait trop misère de quoi se nourrir sans lui réclamer le moindre sou.
La tapisserie
De Biscuit, je ne conserve que des souvenirs épars mais, indiscutablement, il fait partie de la tapisserie qui représente, sur l’un des murs de mes passés, le Saint-Vérand des années 50/60. Plus que bien des notables il appartenait au décor, nourrissait les conversations et sa rencontre n’était jamais anodine. Car, ivre, il était spectaculaire, mais à jeun d’un commerce agréable, joueur (je n’étais qu’un enfant) et me semble-t-il, à l’aune de ma perception d’alors, pas bête. Il était venu manger un soir à la maison, nous n’étions pas dans l’élite locale et il avait noué avec mon père une amitié que je peine aujourd’hui à décrypter. Certes les « canons » partagés au bistrot tenaient-ils une place importante dans leur relation, mais ces deux étrangers en terre iséroise, sans doute issus du même terreau nordiste, avaient autre chose à partager. Toujours est-il que le souvenir de ce « repas avec Biscuit » a surnagé dans le grand naufrage de ma mémoire de l’époque, et qu’il apparaît comme un moment lumineux et chaleureux, conversation, complicité, échange, au sens le plus humain qui soit de ce terme.
Venus d’ailleurs
Biscuit a disparu et bientôt tous ceux qui l’ont connu… Restera-t-il quelque chose de lui dans la légende et l’histoire du village ? Il n’est pas scandaleux de penser que ces êtres venus d’ailleurs, qui ne vivent pas comme tout le monde et ne respectent pas les codes obligés du bien vivre, peuvent laisser une trace plus visible que les « braves gens » bien sous tous rapports dont la tombe voisine la leur. Notre imaginaire s’extasie plus volontiers des étoiles filantes que des fidèles qui illuminent nos beaux soirs, et si Villon enchante encore ceux mêmes qui ne se gavent pas de poésie au petit déjeuner, c’est peut-être parce que, comme plus tard Verlaine, il n’était pas vraiment un « gentil garçon ». Dans les films populaires que même au ciné du curé on projetait en ce temps-là, avec des Eddie Constantine en France, des Robert Mitchum aux USA, les voyous faisaient rêver les dames. Biscuit n’a sans doute (je n’en sais fichtre rien) jamais fait rêver une quelconque dame de Saint-Vérand, mais il a indiscutablement réussi à corser une routine villageoise repliée sur ses certitudes.
L’image qui ouvre l’article (détail) et qui l’achève (version intégrale) est due à Noël Caillat. Que cet artiste, bien isolé lui aussi en son domaine, ait souhaité « tirer le portrait » de Biscuit, me semble porteur de sens. D’abord parce qu’il rend visible la beauté de son visage, ce que sans doute personne ne jugea digne d’observer de son vivant, et qu’il donne à percevoir la prenante mélancolie qui l’habite. Certainement Biscuit avait-il, comme le déclama Léo Ferré, « des problèmes d’homme, simplement/Des problèmes de mélancolie ».