Par Jacques Roux
Le Mas du Barret vient de recevoir un courrier d’un de ses lecteurs (l’occasion de rappeler que si vous souhaitez nous écrire pour obtenir un renseignement ou fournir une information, notre adresse contact se trouve sur le bandeau noir en bas de la page d’accueil) : M. Pierre Bertrand (pi.bertrand@gmx.fr).
Pour l’essentiel, outre la photographie de deux gouaches représentant des danseuses, gouaches qu’il attribue à Duilio Donzelli, et le verso de ces toiles signalant l’adresse du peintre, M. Bertrand nous informe que l’objet de son message « est en premier lieu de porter ces tableaux » à notre « connaissance, pour contribuer au travail de collecte et de recensement » que nous avons « entrepris ». Il ajoute : « Il est également, puisque je prévois de me défaire prochainement de ces œuvres parmi d’autres, de le faire savoir à quiconque serait intéressé pour les acquérir plutôt que de les placer en salle des ventes. ». En outre M. Bertrand demande si nous pouvons confirmer l’attribution des deux œuvres à Duilio Donzelli, sachant qu’il y a toujours équivoque avec son fils Dante lorsque la signature se résume à « D Donzelli ».
Il va de soi que nous avons d’abord répondu personnellement à M. Bertrand mais ce message est une bonne occasion pour nous de ramener Duilio Donzelli (et du coup Dante, son fils) sur le devant de la scène. Car les deux gouaches, ces « danseuses » sont tout à fait charmantes.
Un peu d’histoire
Rappelons tout d’abord que Duilio Donzelli, peintre et sculpteur, est né le 26 (ou le 30, selon les sources administratives) juin 1882 à Fossombrone en Italie, et décédé à Valence (Drôme) le 9 janvier 1966. Son fils Dante est né le 29 octobre 1909 à Cattolica, Italie, et décédé le 27 septembre 1999 à Saint-Mihiel en Lorraine. Comme Duilio, Dante est peintre et sculpteur. Ces deux artistes que leur destinée aura d’abord conduits au Luxembourg puis en Lorraine ont rencontré notre région, le Dauphiné, en 1940. Ils faisaient partie de ces populations que le partage de la France en deux zones a contraintes à migrer. Leur origine italienne, même si la complicité de l’Italie mussolinienne et de l’Allemagne hitlérienne était avérée, ne plaidait pas en leur faveur. Ne serait-ce que parce que Duilio avait fui le fascisme et qu’apparemment il était considéré comme suspect (quand un régime de ce type s’installe, nous ferions bien d’y penser, c’est une parenthèse, on est vite « suspect » si l’on n’est pas soutien affirmé et complaisant). Pour les autorités locales, zone dite « libre », lorsque Duilio est arrivé à Valence, précédant son fils et la famille de celui-ci, il était à la fois considéré comme « étranger » et comme « réfugié », un migrant en quelque sorte ; l’Histoire ne cesse de nous faire des clins d’œil. La Commission qui étudie la demande d’aide déposée par la famille (le couple Duilio/Jenni a deux filles à charge, Rosine et Dora) la recale. Il est demandé aux « étrangers » de rejoindre le Centre de Rassemblement qui leur est proposé à Montélimar… Nous ne disposons pas de toutes les pièces : il semble, d’après certains documents que nous avons pu consulter – certificats d’admission aux allocations aux familles des évacués et réfugiés – documents datant de septembre 1940, que la famille ait pu malgré tout recevoir cette aide. Nous resterons dans le flou sur le sujet, faute d’avoir pu constituer l’ensemble du dossier. Le plus important est de noter qu’en 1942 autorisation du Préfet est accordée à Duilio « d’exercer son métier de peintre et sculpteur » à Valence. On est amené à supposer que Duilio qui avait un carnet d’adresses bien rempli avait dû trouver dans la région des appuis dans le milieu catholique. Dans la Meuse en effet, après le Luxembourg, il s’était construit une réputation de sculpteur religieux et de peintre d’église. Très vite il a trouvé des commanditaires. Il ne manquait pas non plus d’audace et dès son arrivée à Valence il avait organisé une exposition de ses œuvres (nous dirons « laïques » : portraits, paysages, bustes sculptés, etc.) dans la ville même, se donnant ainsi l’occasion de rencontrer la bourgeoisie et l’intelligentsia locales. Le moins qu’on puisse dire est qu’il dut atteindre son but puisque jusqu’à son décès, 26 ans plus tard, il ne cessa de travailler, dotant de nombreuses paroisses en Drôme, Ardèche et Isère de Madones monumentales ou de peintures d’église, sans parler des œuvres qui ornent encore ici et là les salons et chambres d’amateurs privés. Les deux danseuses de M. Bertrand relevant de cette catégorie. Quant à son fils Dante, son installation à Valence fut incontestablement facilitée par la présence de son père, et c’est évidemment avec lui qu’il commença à travailler, pour le réseau catholique, avant de voler de ses propres ailes, laissant lui aussi une œuvre considérable dans la région. Nous signalerons juste pour mémoire l’impressionnant chemin de croix (« Grand Voyage ») de Boucieu-le-Roi en Ardèche, sur les terres du bienheureux Pierre Vigne, œuvre installée en 1966/67.
Comment identifier le D qui précède Donzelli dans la signature d’une œuvre ?
La question de M. Pierre Bertrand concernant l’identification d’une œuvre visiblement signée D Donzelli n’est pas naïve : le père, Duilio, et le fils, Dante, signaient tous deux D Donzelli leurs peintures et sculptures. D’où un inévitable questionnement. Questionnement d’autant plus justifié que, même si, surtout après le décès de son père, Dante a flirté avec des formes, un dessin, plus épurés, plus « modernes » (l’adjectif ne signifie rien en soi, il s’agit simplement du glissement d’un style marqué par des conventions héritées vers des formes nouvelles) que son père, la majorité de leurs créations donne une impression d’unité. C’est une longue tradition dans le monde de l’art : de grandes familles de créateurs ont produit pendant plusieurs générations des œuvres appartenant au même moule, même si, pour les spécialistes, des différences apparaissent. Je ne citerai qu’un nom, on comprendra : les Brueghel…
« D Donzelli » peut donc renvoyer autant à Dante qu’à Duilio. Cependant, au temps où je collaborais à la page Facebook gérée par Serge Ceyte, ancien voisin de Duilio Donzelli, page consacrée à cet artiste et à Dante, j’avais pu faire une observation imparable : Duilio écrit toujours son nom en majuscules. Dante toujours en minuscules. Il arrive que Duilio précise : « Prof Donzelli » puisqu’il était professeur d’arts plastiques. Il arrive aussi que Dante écrive son prénom en entier.
Il arrive également qu’il n’y ait aucune signature ! Lorsqu’il s’agit d’une sculpture, comme la « Notre-Dame des Champs » de Saint-Vérand Isère, il faut reconstituer l’histoire de l’œuvre pour aboutir à une certitude. Dans ce cas précis – nous avons rendu compte de notre enquête dans un Cahier de Saint-Vérand Spécial – il a fallu jongler entre des témoignages imprécis, sinon erronés, et des documents parfois plus que trompeurs. Il est vrai que le réseau des « historiens » fait parfois montre de plus de prétentions que de véritable esprit de recherche. Lorsqu’on veut des informations sur les « Vierges du Vœu » dont les Donzelli (qu’une historienne nomme même « les frères Donzelli » !) ont doté la Drôme, on trouve plus facilement des données sur les évêques ou curés qui ont commandité l’œuvre et l’ont inaugurée que sur le sculpteur qui l’a réalisée. A Saint-Vérand le curé initiateur du projet parle du « Maître » Donzelli à l’occasion, mais ne donne jamais son prénom. Et il s’est bien gardé de signaler in situ qui était l’auteur de ce prodigieux monument. Duilio en l’occurrence, dont cette Madone constitue à mon sens un condensé, et l’apogée, de ses talents.
Dans le cas qui nous occupe, les « Danseuses » que M. Pierre Bertrand nous permet de découvrir, il est possible de confirmer notre attribution par un élément externe : au dos des deux cadres (M. Bertrand a eu l’heureuse idée de les photographier aussi) nous voyons apparaître l’adresse du peintre. Or c’est bien à Valensolles, villa Le Cottage, que Duilio Donzelli s’était installé après avoir occupé deux autres adresses à Valence.
A la Maison Saint-Prix
Il nous plaît de penser que ces deux élégantes jeunes filles se retrouvent sur le marché près de 50 ans après le décès de leur géniteur. Elles témoignent en effet de la fraîcheur d’esprit d’un artiste qu’on est accoutumé de trouver sur des terrains plus austères (qu’on regarde les bas reliefs et peintures de l’église de Baix), qu’on visite l’église de Saint-Christophe et Le-Laris pour son chemin de croix). Elle nous donne à apprécier son goût de la musique et du spectacle. Sa connaissance de l’histoire de l’art aussi, l’éclairage par en dessous du visage de la danseuse du tableau plus haut représenté renvoie tout autant à Degas qu’à Toulouse Lautrec. On sent bien que Duilio était ici au premier rang, au pied de la scène et l’on est en droit de penser que ces deux gouaches ont été réalisées à partir d’une des soirées données à la maison Saint-Prix du Péage-de-Roussillon, où Duilio et Dante avaient leurs entrées. Ils étaient devenus amis du maître des lieux, le comédien Raymond Saint-Prix (ex pensionnaire de la Comédie Française), venu, après une carrière parisienne, se retirer dans la maison familiale. Nombreuses sont les peintures réalisées ici, ou pour ce mécène, par le père et le fils. Parfois sur le vif : lors des spectacles, saynètes, théâtre, danse, opéra ou déclamation de poésie proposés par Raymond Saint-Prix. Parfois en tant que reproductions d’événements plus anciens ou portraits de personnes disparues. Ainsi les portraits de jeunesse de la mère de monsieur Saint-Prix, ou ceux de grands comédiens de sa connaissance, comme Sarah Bernhardt (qui n’a sans doute jamais mis ses pieds au Péage-de-Roussillon).
Si la première gouache, dont nous venons de parler, rend bien compte d’un ballet sur scène, la seconde dont nous proposons au bas de notre texte révèle clairement que ce spectacle était donné en plein air. Pourquoi pas dans ce « Théâtre de verdure du Bosquet d’Apollon », dont Raymond Saint-Prix était si fier ?
Du coup, il ne serait pas idiot de penser que les responsables de la Maison Saint-Prix, devenue véritable institution culturelle, pourraient tenter d’acquérir ces deux belles œuvres, qui témoignent à la fois de l’ambition des spectacles proposés par l’ancien maître des lieux et des amitiés qu’il sut faire naître autour de lui, comme celle de ces deux Italiens dont le fantôme hante plus que jamais notre région.
Pour tout renseignement concernant les « Danseuses » : contacter : pi.bertrand@gmx.fr
On consultera avec profit :
La Dame des Champs de Duilio Donzelli
Michel Jolland et Jacques Roux
Les Cahiers de Saint-Vérand Hors-Série n°1
Association « Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui »
Mairie de Saint-Vérand 38