Par Jacques Roux
Le magnolia
Pour l’enfant que j’ai été, la maison, même réduite à sa plus simple expression : une pièce coupée en deux par un rideau (c’était l’ancienne réserve de l’épicerie d’abord tenue par mes arrières puis grands-parents maternels, et enfin par ma tante) était la référence première autour de laquelle s’organisait tout le reste.
Le centre du monde, quoi !
Je ne saurais situer mes premiers souvenirs, et je n’ai d’ailleurs pas l’envie de les partager, mais deux images récurrentes s’imposent à moi. Toutes deux ont à voir avec cette idée (ou ce sentiment !) qui sert désormais de point central à mes rêveries, mes plaisirs et une partie de mes réflexions : « la beauté ». Avant même d’apprendre le mot et bien sûr, plus tard, de construire autour de lui quelques réflexions argumentées ou de m’abandonner à de gentils délires le mettant en scène, je m’étais trouvé confronté à une vision qui exigeait son apparition dans mon univers mental. Celle du magnolia qui trônait en plein cœur de notre petit jardin. Une fois l’an – et nous sommes pile à ce moment-là – vers Pâques, il fleurissait comme un gigantesque bouquet. Plus tard j’ai appris que derrière l’idée de « beauté » se cachent non seulement une référence à un plaisir pris par l’intermédiaire d’un sens (la vue ici, ou l’ouïe), mais aussi, de façon diffuse, sinon même confuse, des allusions aux champs les plus divers : l’histoire, dont l’histoire familiale, des rencontres et des événements liés à la source de ce plaisir. Ultérieurement j’y ajouterai encore des connotations artistiques, auxquelles ma mémoire donnerait une saveur particulière parce que, justement, le point de départ était lié à ma propre histoire et qu’il renvoyait, malgré lui mais de façon inconditionnelle, à des personnes, à des contextes, familiaux et sociaux, disparus.
Retrouver dans une de ces boîtes à chaussures qui servaient traditionnellement de réserve aux photographies (aujourd’hui elles sont dans l’ordinateur ou le téléphone) une vue de notre magnolia, c’est donc retrouver aussi un grand-père que j’ai peu connu, mais dont j’ai tant entendu parler, qui avait lui-même planté cet arbre (dans les années 30 : il a bientôt 100 ans !) et qui, dans son grand âge, aimait à s’installer face à lui sur un fauteuil en osier (dont j’ai hérité), pour le contempler et, à travers lui, retrouver les élans et les envies qui accompagnèrent ses années de maturité. C’est également retrouver une vue (partielle) de notre jardin, tel qu’il était en ce temps-là, en particulier le grand portail en bois (à gauche). Et par-dessus le marché, bien visible, l’inoubliable « Maison Veyret », sacrifiée depuis sur l’autel des économies et de la modernité. Avec la maison les personnes, dont le « père Veyret » qui avait un soir offert à mon père une tomme de son cru, vieillie dans un pot de terre entre deux feuilles de platane (les Veyret élevaient quelques chèvres que nous entendions, de l’autre côté de la rue, et nous faisaient penser à la campagne toute proche et si lointaine en même temps). Aujourd’hui les alarmes dont nos habitations sont garnies se seraient toutes mises à hurler dès la fameuse tomme posée sur la table. Je ne crois pas qu’il existe de mots ni de formules susceptibles de traduire son puissant fumet, une odeur qui, dans un film de Disney, balaierait en un quart de seconde toutes les pyramides d’Egypte.
Le Sphinx
Ce qui m’amène à mon second flash coup de cœur : une photographie de ce bout de Vercors que je voyais en permanence de notre cour, juste face à la porte de la maison. Il se trouve que je l’ai vu longtemps sans le voir. Plus précisément : sans prendre conscience que je le voyais. Parce que je n’avais pas de mot pour le dénommer. Or, souvent, le mot permet à la chose de s’installer dans l’expérience, dans le réel. Et puis, (en ce temps-là on ne parlait pas encore de « corruption », aujourd’hui un maître qui offrirait des images à ses écoliers serait immédiatement suspecté des pires, sinon obscènes, intentions) un maître, en récompense d’une leçon bien récitée je suppose, m’a offert une image représentant le « Sphinx ». Je précise qu’Obélix avait déjà fait le boulot : il n’avait plus son nez. Je reconnus illico mon vis-à-vis quotidien. Depuis, pour moi, il est resté « le Sphinx ».
Avec lui, dans les arrières plans de ma mémoire, s’entremêlent les copains d’école, les maîtres (les gentils et les autres), la grande règle et le tableau, et les prodigieuses cartes illustrées : la France en couleurs et toute en gentille naïveté, bien loin des chamailleries prétentieuses, et si souvent haineuses, qui illustrent notre présent.
Mais, selon la formule consacrée : ceci est une autre histoire.