La métamorphose
Pazdzerski Volle
L’art des métamorphoses
Par Jacques Roux
La même chair
Le 1er mars de cette année nous avons rendu compte de l’exposition mise en place à la Médiathèque d’Aubenas (07) par le peintre Pazdzerski et l’homme de lettres, écrivain, typographe, Jean-Pierre Gelly : « Osmose ». Cette exposition s’achève le mercredi 1er Juin. Accompagnée de rencontres/causeries avec le peintre, elle aura permis de rendre visible et accessible dans une cité qui fut longtemps un centre culturel actif sa production la plus actuelle mais aussi quelques éléments permettant de retracer son parcours. Dans les années 80, Pazdzerski était surtout connu comme dessinateur et aquarelliste. Ses paysages aquarellés (certains ont fait l’objet de publications, dont deux consacrées à l’Ardèche cosignées avec Yves Paganelli écrivain et auteur compositeur chanteur) étaient présents partout, et admirés partout. On y pressentait déjà une aspiration à dépasser le pur constat objectif en jouant avec le pinceau, la couleur, les lignes.
Mais le succès public n’est pas l’ambition première de Pazdzerski (il le recherche, mais comme conséquence), sa préoccupation fondamentale reste le devenir. Passer de l’envie à la réalisation maîtrisée. Préoccupé autant du geste que des textures, des formes, que des couleurs et de leur agencement, il s’est lancé, chaque fois qu’il s’est confronté à sa toile comme une sorte de défi, dont les impératifs, le quoi, le comment, le pourquoi l’ont entraîné bien loin des élégantes, allusives, légères, aquarelles qui avaient fait sa réputation.
Loin, oui, si l’on met côte à côte sans autre forme de procès une œuvre des années 80 et, par exemple, l’une des dernières…
Loin mais tout près en même temps : c’est la thématique de l’exposition conduite avec Jean-Pierre Gelly. Le livret que les deux auteurs ont conçu et publié pour l’occasion est significatif : entre le premier coup de pinceau et le dernier s’installe un lien consubstantiel : c’est la même chair, le même éclair, la même confrontation à l’évidence, et au mystère. Et puisqu’il s’agit d’osmose, on la trouve également entre l’esprit et la veine créatrice de ce baroudeur de la peinture, qui transita par l’Orient et côtoya la plupart des créateurs de ces cinquante dernières années, pas besoin d’être fourré dans tous les aéroports pour ça – de ces rencontres il reste des traces, digérées, repensées, revécues, je pense à Rothko, mais le « générique de fin » du livret « Osmose » nous en dit plus – et l’énergie et la constance de celui qui consacra sa vie au livre, produit de l’inventivité humaine, et à l’écriture, passion absolue. Oui elle est là, entre les hommes comme entre les œuvres, et les coulisses parfois dramatiques de cette exposition lui ont donné une résonnance toute particulière. Une sorte de « petite musique » qui ne cessera pas de courir le long des murs immaculés de cette salle, qui n’en est pas vraiment une, plutôt un lieu de passage entre l’avant et l’après, et lui offrira ce qui lui fera grand défaut une fois l’exposition disparue, une âme.
La métamorphose
Si la rencontre et l’échange entre Pazdzerski et JP Gelly ne surprend pas a priori, c’est que leurs deux personnalités, placides, propices à l’arrangement, aux compromis (pas aux compromissions !) paraissent, pour le moins, compatibles en dépit de toutes leurs différences et divergences, le compagnonnage avec Serge Volle, le peintre de Montpezat, aussi secret et austère, sinon rugueux que la montagne à laquelle est adossée sa maison, son monastère serait-on tenté de dire si la connotation mystico-religieuse n’était absolument rédhibitoire, semble plus déconcertant ! Volle ce fut d’abord, dans les années 70 et après, et parfois en même temps que les années et mois de formation qui lui permirent d’acquérir l’art du dessin, du portrait (« du portrait photographique » se plaît-il à préciser : certain parmi ses visiteurs d’alors s’étant laissé piéger par une précision qu’il avait crue mécanique) ce fut Van Gogh, ce fut Artaud, le « Artaud abîmé », dit-il, « d’après Rodez », et Soutine.
C’est le bœuf écorché, c’est une violence non contenue, des portraits hallucinés, des villages flottant, non de façon rêveuse comme chez Chagall, mais comme dans nos cauchemars, quand le sol même vous refuse, et fait basculer le monde aussi bien hors de vous qu’en vous.
C’est la littérature, et la philosophie, Rilke, Nietzsche (il n’a cessé de faire le pèlerinage sur leurs traces mêlées, à celles de Lou aussi, et rêvées). Puis Proust. Lui-même a toujours écrit : le premier recueil de poésie publié (dont nous avons trace) date de 1978 (« Murmures, cris, écrits » -Thélème Avignon).
Mais voilà, comme Pazdzerski, Volle est de ceux qui ne savent pas se suffire de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font, et pour qui le tableau achevé, fut-il aussi proche que possible du besoin qui le poussa à naître, est plus une menace qu’un objet de satisfaction. Bien sûr on le range, bien sûr on cherche à le montrer, en un sens même on peut se trouver assez content de l’effet qu’il produit, mais c’est ce qui lui manque, c’est ce qui ne put lui être confié, qui taraude, qui tourmente, qui pousse à s’y remettre, quitte à tout changer. Alors – et alors celui qui, de l’extérieur, par une de ces fenêtres que le temps ouvre parfois, une de ces fenêtres qui rendent soudain, fugacement, visibles, présents, des absents qui furent proches, qui furent siens, celui qui aperçoit le projet nouveau, la toile naissante, n’y comprend plus rien, se dit qu’il hallucine, rit de lui-même – alors en effet, Pazdzerski et Volle changent tout. Par caprice ? Non, par nécessité. Il y a, comme pour le torrent qu’une faille soudain absorbe et entraîne vers des profondeurs méconnues, une pesanteur dans le processus créatif. Cette pesanteur on pouvait la pressentir chez le Volle des débuts, diversement mais strictement figuratif. Ne répétait-il pas que la mode de l’abstraction était une folie et une illusion parce que, il prenait ce ton quelque peu sentencieux qui caractérise son phrasé, non qu’il « fasse leçon », mais parce qu’il laisse apparaître, à l’air libre, les méandres de sa propre (tortueuse et trouble) réflexion et qu’en débouchant sur ses conclusions, ses découvertes, il lui faut, et prioritairement, se les asséner, « Tu comprends ? » : « l’abstraction ne peut être qu’un aboutissement ».
Voilà ce que disait le Volle des années 80 avant de, progressivement, s’y risquer dans son grenier de la rue Delichères, au cœur du vieil Aubenas qu’il a hanté si longtemps, ou dans sa chambre atelier de la maison de Montpezat que faillit emporter avec lui un avion en perdition : « L’abstraction est un aboutissement ».
Cet aboutissement, il en explore toutes les possibilités (et même les impossibilités, on peut lui faire confiance) depuis quasi 20 ans. Et maintenant, halte dans la clairière, pause champêtre à deux pas du ronron de la Volane, tout près de la bruyante piscine, il installe à côté des Pazdzerski récents ses Volle nouveaux, promenade aérienne dans ce qui pourrait apparaître comme la traversée rêveuse d’un bois de bouleaux, né tout autant du désir de formes nouvelles, ascensionnelles et rythmées, que du plaisir concret pris à contempler de vrais bouleaux, élancés, blanche aberration dans la profusion des couleurs naturelles.
Ses noirs sont toujours aussi denses, mais là où il leur arrivait d’être chargés d’une tension dramatique, ils semblent charrier quelque fantaisie mozartienne (« le noir est une couleur dont on ne voit jamais la fin » aimait-il dire autrefois), ce qui n’aurait rien de surprenant chez ce fou de musique qui n’hésitait pas à offrir à ses collègues de travail l’écoute de « la plus belle musique du monde »…A savoir le « Daphnis et Chloé » de Ravel ! Ravel qui lui a offert un titre pour un de ses livres. Détail qui incite à penser que, si le Volle d’autrefois a disparu, il ne saurait se trouver ailleurs que dans le Volle d’aujourd’hui, comme son voisin Pazdzerski héritier de ses propres dépouilles. Si, entre les deux, ne les saisissant ensemble que pendant ce fugace intermède Valsois (à deux pas de la piscine bruyante) il serait osé de supposer, comme entre Gelly et Pazdzerski, une « osmose », il apparaît comme une évidence qu’à la manière des récits du vieil Ovide qui enchantèrent notre passé littéraire, ces deux-là sont le produit d’une double métamorphose, à la fois prodigieuse (de l’ordre du prodige), et d’une logique absolue. De même que sous leurs traits de 2022 subsistent ceux qui furent les leurs il y a quarante ans, et dans leurs corps comme dans les nôtres celui du nourrisson, de l’enfant, de l’adolescent indocile, dans leurs œuvres persistent les choix, les sauts, les apparitions qui magnifièrent à un moment ou un autre les toiles qui naquirent de leurs mains. Pazdzerski et Volle ou la métamorphose entrant au musée…
Il faudrait se hâter de « passer le pont » pour venir explorer dans le non moins merveilleux Parc de Vals-Les-Bains, si proche fantasmatiquement du Marienbad de Resnais et Robbe-Grillet, cette brèche extratemporelle ouverte par deux explorateurs hors norme : leur apparence si « ordinaire » ne doit pas empêcher de prendre conscience qu’ils condensent et justifient à eux seuls l’idée même d’une histoire de la peinture : son devenir ils l’ont façonné, ce qu’elle devient ils l’annoncent.
Ce qui rend le mythe de la métamorphose si fascinant c’est qu’il se prolonge à l’infini. Vous ne me croyez pas ? Interrogez-vous sur les milliers de livres, débats, commentaires qui prolongent jusqu’à nos jours l’invraisemblable récit proustien, qui débute en toute innocence dans une chambre enfantine à l’heure du coucher. Ou qui tournent comme autant de satellites autours des gigantesques trous noirs que sont les œuvres d’un Vinci ou d’un Picasso, j’aurais pu dire Mozart ou Coltrane, et tant d’autres. Ces êtres aux destins composites réunis par la seule magie – et commodité – de leur nom ne cessent-ils pas de renaître à travers des feux semés par eux au gré du temps, et qui devraient être éteints depuis si longtemps ?
Eh bien voilà : ils sont deux à Vals, vivants encore et que nos mains peuvent toucher, à s’enfoncer déjà dans l’infini des créatures qu’ils ont clouées aux murs. Il nous reste si peu de temps comme dit le poète pour nous approcher d’eux et poser nos regards sur les émanations encore vives de leurs vagabondages. Ce seront bientôt des vestiges aux mystères insondables que l’Histoire se fera devoir d’interroger à l’infini.