par Jacques Roux
État des lieux
Tel qu’il se présente, sur le côté droit du Chœur (quand on lui fait face) de la petite église, ce grand tableau (plus de 2 mètres de haut) tranche avec ses voisins : pas de couleurs vives, une tonalité ocre avec un fond en clair obscur. Les figures sont massives, les anges adolescents qui peuplent le haut de la toile n’ont rien d’aérien. Un regard attentif permet d’identifier la thématique : une femme tenant un bébé dans les bras, entourée d’hommes dont la tenue, les bâtons tenus par deux d’entre eux, le chien qui les accompagne, permettent de considérer qu’il s’agit de bergers, un homme assis au premier plan et, au dessus, de jeunes êtres flottant dans l’espace, des anges donc en vertu de la configuration que le catholicisme a donné à notre imaginaire. Incontestablement il s’agit là d’une Nativité. Plus précisément selon une codification historiquement confirmée : une « Adoration des bergers ». Il existe deux types d’adorations, liées à la crèche, celle des mages, celle des bergers. Pas de rois ici. Mais bien Marie et l’enfant Jésus, personnages centraux sur qui se focalise la lumière. Elle se focalise sur eux parce que, si l’on est attentif, on comprend vite que la lumière émane du corps même de l’enfant. Ce procédé pictural est habituellement dénommé : l’irradiation du corps de Jésus. La lumière émane du corps de l’enfant et l’isole du contexte avec sa mère, dont le visage est pleinement éclairé. Les personnages du premier plan, à droite, un homme âgé à genoux, un jeune homme debout fixant l’enfant, mains jointes, et un visage, assez jeune, aperçu entre Marie et le vieillard, reçoivent partiellement le rayon lumineux dont l’efficacité décroît avec la distance. On en prend conscience avec le personnage vêtu de vert debout à l’extrême droite, saisissant son chapeau comme s’il souhaitait se découvrir (par respect ?), et plus encore avec d’autres personnages difficilement repérables, au second plan. On y dénombre trois personnes, dont une à peine visible à l’extrême droite, un homme avec un turban et un autre dont le bras et le visage surplombent une ligne grisâtre et bleue qui se révèle être le dos d’un âne. Lequel semble partager de la nourriture placée dans un récipient de bois avec un bovin dont la tête semble énorme.
Tous les ingrédients sont donc réunis pour nous convaincre d’être en présence de Jésus et Marie, dans la crèche (puisque le bœuf et l’âne), et recevant l’hommage des bergers. Quid de Joseph ? Eh bien on devine qu’il s’agit du personnage massif assis au premier plan, à gauche (si l’on se situe face au tableau). Il se trouve dans l’ombre, son front seul, et l’arête de son nez, reçoivent une trace lumineuse. Derrière lui un jeune homme le regarde et semble l’interpeller, le bras levé comme s’il l’encourageait à prendre conscience des anges volant au-dessus d’eux. Car ce présumé Joseph ne regarde ni la mère et l’enfant, ni les anges, son regard semble se perdre dans le vide, face à lui. Quant aux anges, trois sont nettement visibles, deux paraissent nager dans les airs au dessus des protagonistes ci-dessus décrits, le dernier, à gauche, ceint de vert, touche de couleur qui fait écho aux tuniques du vieillard vert tonique et du personnage évoqué plus haut, il semble vouloir rester à l’arrière plan. Deux autres figures indistinctes peuplent encore cette partie du tableau.
Une Enquête en deux temps
Si le thème général de ce tableau était facilement identifiable (en tant que tel il permit des recherches plus ou moins ciblées pour identifier l’œuvre modèle et son auteur cf. « Les cinq merveilles de l’église de Saint-Vérand » Cahier de St-Vérand HS n°11 – Mairie de SV), il ne fut pas aisé de saisir sa logique propre.
En toute première observation il y avait cette Vierge Marie pas du tout en majesté, plutôt présentée comme une jeune paysanne, très simple, contemplant son bébé. Le caractère rustique de cette « Madone » semblait raccord avec le sujet : la visite des bergers, et la « patte » du peintre dessinant des bergers aux corps trapus et des anges pas du tout ésotériques. Rétroactivement on comprend que l’œil, tout en fournissant des informations sur ce qui était visible, incitait la réflexion à penser l’invisible, à savoir l’auteur premier, son époque et sa motivation. Une Nativité hommage au monde rural, c’eut été un bon argument de vente pour un copiste désireux d’être acheté par un curé de campagne. Ce qui impliquait de trouver, dans l’histoire de la peinture, un peintre assez connu pour être choisi par un copiste anonyme du XIXème siècle mais pas assez pour être passé à la postérité avec le souci de magnifier le monde paysan sous couvert d’une allégorie religieuse. Il m’est vite apparu que cette hypothèse n’était pas crédible. Même si, sans la dimension religieuse, la ruralité était abordée avec la dignité d’un sujet classique chez les Le Nain. Sachant que, au vu de la copie, le peintre modèle était à chercher entre la seconde moitié du XVI° siècle et la fin du XVIII°. Et même si, plus tard, il fut possible d’envisager que la proposition de « vendre du religieux rustique » pouvait bien avoir été l’intention du copiste, quitte à « adapter » le style du tableau modèle.
Par contre la position du personnage censé être Joseph, au premier plan mais à contre-jour, exclu du halo de lumière isolant Jésus et Marie avec un regard explicitement détourné, posait un problème.
Il n’est pas rare que dans les représentations de la Nativité Joseph se tienne à l’écart de son épouse et son fils. A Saint-Vérand la copie de la Sainte Famille de Raphaël qui se trouve à son côté montre d’ailleurs la proximité affective de Jésus et Marie, Joseph les contemplant à distance. Mais ici Joseph n’est pas seulement à l’écart : il semble se désintéresser de ce qui se passe à côté de lui. Cette piste-là paraissait plus prometteuse que la précédente. Joseph dans la tradition populaire est parfois considéré comme celui qui a été utilisé mais pas impliqué par le projet divin. Si Marie devient, de fait, la « mère de Dieu », son époux n’est pas devenu et ne sera jamais considéré comme « le père de Dieu ». Il n’est que l’alibi justifiant devant la société la grossesse de Marie. L’église s’est peut-être aperçue tardivement de la dimension négative de cette image, il a fallu quelques siècles avant qu’un culte soit dédié à Joseph et que son personnage et son rôle soient mis en valeur. Toujours est-il que longtemps des images insistèrent sur le caractère subalterne du rôle de Joseph dans la stratégie divine. Plus encore, nombre de miniatures, sans même parler d’une imagerie populaire plus caricaturale, montrèrent explicitement Joseph fâché, boudant, pas décidé du tout à fêter l’arrivée du Sauveur dans son couple !
Ce Joseph à contre-jour me parut donc être le point de départ d’une lecture cohérente de l’ensemble du tableau : d’un côté une liesse traversant les cieux et les hommes, de l’autre un homme seul, qui se sentait sans doute trahi et ne comprenait pas la portée de l’événement. Si l’on observe de près les personnages situés dans la bande centrale que voyons-nous ? Marie dans la lumière contemple Jésus. Celui-ci regarde, c’est un peu le sentiment qu’on a, vers nous, qui contemplons le tableau. Il y a là une logique possible : c’est pour « nous » qu’Il est là ! Je précise que je ne fais pas ici l’apologie de la religion catholique, je raisonne comme celui qui a conçu cette œuvre et dont suppose qu’il est convaincu des croyances qu’il représente sur la toile. Donc Jésus interpelle du regard celui qui contemple le tableau, qui sera, prioritairement, le paroissien venu assister à la messe. Les deux bergers debout paraissent contempler Jésus et Marie. Par contre, le regard du plus âgé, agenouillé, paraît fixer intensément le visage de Joseph. Ce regard intense peut s’interpréter ainsi : « Joseph ressaisis-toi, tu es impliqué dans un événement crucial pour l’histoire de l’humanité, ne t’exclus pas toi-même du royaume divin ! » Ce message pourrait être corroboré par le personnage debout à l’extrême gauche : il regarde Joseph (c’est évident) et son doigt levé semble lui indiquer la présence des anges. Il complète ainsi le message précédent : « Joseph regarde ces anges, comprends ce que leur présence signifie, nous vivons un moment unique dans l’histoire de l’humanité, reviens à nous, reviens à Jésus ».
En conséquence, et tout en souhaitant trouver un jour le modèle de cette œuvre, je considérai son analyse comme achevée. D’un côté nous avions une représentation traditionnelle de la crèche, Marie et Jésus, des adorateurs (ici des bergers), le bœuf et l’âne et dans les nuées quelques anges. Vision traditionnelle bien que traitée avec une certaine lourdeur : des anges plutôt patauds, une Vierge certes féminine, mais sans grâce. Cette lourdeur je la supposais due au copiste, espérant dans l’original plus de légèreté, d’élégance. Je ne fus pas déçu sur ce plan. Là où je fus piégé par contre, ce fut dans ce qui me parut être, ainsi que je viens de l’énoncer, la logique intime du tableau : le peintre s’était résolu à dramatiser, à l’ancienne, cette scène canonique en rendant visible le désarroi de Joseph. Désarroi qui créait une tension visible dans les attitudes et les échanges de regards entre les protagonistes de la scène.
Et puis Mengs vint
Cette tension elle est effective sur la copie saint-vérannaise. Elle ne l’est pas sur l’original. Cet original fut découvert par le journaliste historien Bernard Giroud. On peut voir la toile au Prado : il s’agit d’une « Adoration des bergers » signée Anton-Raphaël Mengs (1728 – 1779)
Et là où tout était pesanteur tout devient légèreté. La peinture de Mengs, bien qu’il soit par ailleurs l’apôtre de ce qu’on nomma « néo-classicisme », est ici tout à la fois fraîche et musicale. Elle rend à Marie sa lumineuse et déjà céleste beauté et aux anges le caractère aérien de leurs évolutions. Mais. Mais la petite dramaturgie que j’avais repérée à Saint-Vérand ne trouve pas sa place dans ce tableau. Chez Mengs le regard de Joseph se dirige vers les cieux, et son visage tient plus de celui qui médite, prie, rend grâce, que du courroux et du dépit. Le berger agenouillé ne fixe pas Joseph, mais la lumière qui naît du corps de l’enfant. Le personnage à gauche ne désigne pas les anges à Joseph, mais à nous : c’est nous qu’il regarde. Double incitation : c’est le berger qui s’adresse à nous, mais c’est aussi Mengs, le peintre, dont ce berger est un autoportrait. Force est de constater que la copie n’a pas cherché à être la plus fidèle possible à son modèle. Le récit qu’elle donne à voir, il semble qu’il ait été inventé spécifiquement pour elle. Peut-être alors est-il possible de revenir à l’hypothèse que nous avions évoquée, inadéquate pour un artiste reconnu et bien en cour comme Mengs, mais justifiée pour un modeste copiste cherchant à écouler sa marchandise. A supposer que le curé de Saint-Vérand ait eu à choisir entre plusieurs « Nativités » (c’est le titre qu’il donne à ce tableau) sa décision repose possiblement sur le caractère terrien de cette copie et sur l’anecdote touchante d’un Joseph malheureux pris en charge par la communauté des bergers. J’aimerais le croire. Toujours est-il que j’avais commis l’erreur d’affecter à la toile modèle, dont j’ignorais tout, les informations que j’avais piochées dans sa copie. Preuve de la capacité de persuasion d’une toile lorsqu’on l’observe avec empathie, preuve aussi que, même prévenu, notre jugement peut se laisser piéger par de fausses évidences et d’aventureuses projections. Indépendamment de ces considérations, il reste que la modeste copie préserve à Saint-Vérand le nom et la mémoire du talent d’un peintre très en vogue au XIXème siècle et un peu trop oublié aujourd’hui.