Par Jacques Roux
En cette journée de 15 Août il m’est revenu en mémoire une discrète Madone découverte il y a une dizaine d’années dans une sorte de local/débarras de l’église de Saint-Vérand. Bien qu’elle soit elle-même indifférente à sa destinée et aux aléas qui l’ont conduite à se retrouver abandonnée, comme inutile, en un lieu oublié de tous, j’ai pensé profiter de cette journée consacrée à Celle qui lui sert de modèle pour la mettre sur le devant de la scène. Les personnages mythiques qui hantent notre imaginaire et donnent du sens à nos croyances, il en est ainsi pour le champ religieux, n’existent au quotidien qu’au travers de représentations façonnées au cours de l’histoire. Et même lorsque les images, en tant que telles, sont considérées comme inadéquates, sinon tabous, la représentation construite alors par les discours, les prières, les invocations, n’en est que plus prégnante et puissante, comme si elle s’installait directement au cœur des consciences pour délivrer ses, parfois terribles, messages. La petite Madone abandonnée n’a pas cette prétention. Dans son débarras, comme si de rien n’était, elle continue de porter un paisible message de paix, de recueillement, de silence surtout. Le silence est devenu denrée rare : il faut occuper le terrain. Et moins on pèse en termes d’intériorité, plus on caquète. Branchez vos postes de télé vous comprendrez ce que je veux dire. Ou jetez un œil à ce que l’on a curieusement baptisé les « réseaux sociaux », inépuisable bouillon de culture où mijotent toutes nos niaiseries, prétentions et poussées haineuses. La petite Madone semble si loin de ce cloaque ! C’est pourquoi sans doute elle me paraît, bien que je sois étranger à la foi qui conditionna son existence, précieuse, et mériter qu’on s’intéresse à elle.
La Madone abandonnée
Il en est des images qui accompagnent un culte comme de toutes les images illustrant la vie publique, politique, les spectacles : elles se démodent vite. Qui poserait aujourd’hui comme Chateaubriand, la main dans le gilet, les cheveux au vent, le regard porté vers l’ailleurs ? Les monuments dédiés à des morts glorieux, il en est de tous ordres, ainsi, sur l’autoroute A7 près de Loriol celui rendant hommage à des pompiers fauchés par un automobiliste, vont aujourd’hui vers l’épure, bien éloignés, par exemple, des fiers soldats des « monuments aux morts » de 14/18. Dans le champ à proprement parler religieux, on ne montre plus aujourd’hui Jésus, Marie, Joseph et tous les Saints, selon les normes du siècle dernier : on « se la joue » moins réaliste, plus éthéré, désormais. Et puisque j’évoque l’église rurale de Saint-Vérand (38) si semblable à tant d’autres, sans même parler des figures de saints, autrefois portés aux nues, qui ont disparu corps et biens, il est probable que l’irruption dans le patrimoine paroissial de la maquette de Notre-Dame-des-Champs, statuette signée Duilio Donzelli (voir publication du 6 avril 2022), est la raison qui a relégué dans les coulisses la petite Madone qui m’occupe aujourd’hui. Trop conventionnelle.
Conventionnelle en effet la position mains jointes. La « Notre-Dame-des-Champs » à laquelle je viens de faire allusion n’hésite pas à nous montrer une Vierge les bras chargés de fruits de la terre, blé, raisins. La petite Madone s’inscrit quant à elle dans la lignée de l’imagerie qui a fait suite à diverses « apparitions miraculeuses », dont la plus célèbre en France reste celle de Lourdes. Quand la Vierge se montrait à ces enfants qui ici et là furent ses interlocuteurs, elle était évidemment « en majesté », comment aurait-il pu en être autrement : un être céleste s’adressant à de petits paysans ! Mais dans le même temps, toute en simplicité, se consacrant à la plus discrète et sainte des tâches, la prière. Elle a les yeux baissés, signe de recueillement, repli sur soi et modestie. On peut observer aussi, et ce n’est pas anodin, qu’elle a, comme la plupart des jeunes êtres qu’elle vint rencontrer sur terre, un visage de très jeune femme, quasi adolescente.
Marie naît chaque matin
Le catholicisme a développé une capacité prodigieuse d’adaptation à tous les terrains, toutes les sociétés, toutes les mythologies serai-je tenté de dire. La « légende dorée » qui déroule dans le temps et l’espace une sorte de parade amoureuse des multiples figures, authentiques ou rêvées, venues s’immoler sur l’autel du Juste Dieu, ne fait rien de plus qu’amplifier en l’archivant, en la faisant entrer dans « le livre », la manière d’être d’un discours qui mange à tous les râteliers si j’ose cette incongruité : la plus théorique, la plus conceptuelle des religions, qui put récupérer comme anticipant son propos l’œuvre d’un Platon ou d’un Aristote, est aussi la plus charnelle, concrète – incarnation, crucifixion/ grossesse, accouchement, clous dans la chair. Existerait-il un scénariste capable d’inventer aujourd’hui cette « idée » d’un Dieu, tout puissant, décidant de s’imbriquer concrètement à la chair d’une de ses créatures afin d’offrir à son espèce une nouvelle Alliance ? Toujours est-il que Marie, dans ce dispositif prodigieux, au sens plein du terme, tient une place capitale. Intermédiaire unique entre la Puissance absolue et l’incomplétude absolue, elle s’est imposée (je sais bien : cela ne s’est pas fait tout seul, ni en un jour !) comme partie prenante de tout ce qui pouvait être et devenir dans cette religion nouvelle. La défiance, plus tard, des Protestants est à la fois symptomatique, trop de légende tue la légende, et inopérante (voire contreproductive) : ce Dieu-là, cette Histoire-là, ça ne « marche » que si Marie, ses mains jointes, son visage d’éternelle très jeune femme, dit Dieu aux humains dans leur langage d’humains, leur langage et leur monde… Aux marins, la mer, aux paysans la terre, à ceux qui souffrent, la douleur – et l’espoir, et à ceux qui espèrent, la « lumière qui vient »… Marie naît chaque matin, partout où naît l’attente, où s’entend la plainte, où se devine la prière murmurée.
La petite Madone écrase le Serpent
Voilà qui met à mal le sentiment éprouvé devant cette sculpture à l’allure si paisible. La raison de son désaveu, sa mise au rencart, est peut-être là ? L’image est cruelle et le Serpent est trop concret pour que le paroissien ordinaire ne voie pas en lui un serpent ordinaire. De ceux qui font peur aux enfants mais pas tant que ça aux grandes personnes (à la campagne tout du moins). Et l’écraser pieds nus, mauvais exemple, à ne pas risquer avec une vipère…
Cette Marie, nul n’est censé l’ignorer dans le sein de l’Eglise, fait comme son Maître, le Dieu qui répare, le Dieu qui tend la main à l’Etre qu’il a créé et chassé de son Paradis. Marie reprend le flambeau et sauve Eve. Le Serpent qui séduisit et brisa la destinée de la première des femmes, Marie le foule aux pieds ! Les exégètes, ces lecteurs masculins quelque peu demeurés qui décidèrent ici et là, à la lecture de textes rédigés on ne sait trop quand par on ne sait trop qui, que « la femme » était un être faible et dangereux, auraient dû corriger le tir en découvrant le rôle de Marie dans le nouveau Récit de l’histoire de l’humanité. Car, la petite Madone le confirme, c’est le même être qui dialogue avec le Serpent, quitte à se faire rouler cruellement, et qui l’écrase ensuite.
Mais si l’on voulait prendre au mot toutes ces histoires, que faudrait-il alors penser de ce pauvre Adam ? Qui suivit niaisement sa complice quand celle-ci prit le parti du Serpent et ne trouva personne dans sa succession pour, cela va de soi, « enfanter le Seigneur » ni régler son compte à cet animal symbolique, le fourbe Serpent ???
Oui mais, voilà : si l’on s’en réfère à toute une partie de la peinture religieuse de la Renaissance, et aux commentaires d’autres exégètes (les chaînes d’infos en continu n’ont rien inventé !), Jésus ne serait autre que le Nouvel Adam ! C’est le crâne du premier homme, ce sont ses ossements, qui se trouvent au pied de la croix. Et voici Marie mère de son Fils divin et de son premier époux tout à la fois. L’affaire se complique. C’est cela un mythe, tout s’y trouve, dans un ordre qui ne ressemble à aucun ordre, et si l’on n’y comprend rien c’est qu’il n’y a rien à « comprendre ». Les choses SONT, un point c’est tout.
Et c’est pourquoi, le temps de nous frotter les yeux, reprendre nos esprits, ranger dans nos armoires nos Bibles, nos Missels, nos Commentaires sacrés, isolés de la rumeur publique, tantôt ronron tantôt clameur, nous revenons dans le débarras de l’église de Saint-Vérand et nous penchons sur la paisible et silencieuse petite Madone…
Elle n’a pas bougé, elle se tait encore et toujours. Elle prie son Seigneur et qu’importe les Comment, les Pourquoi : quand on la contemple on se suffit d’éprouver auprès d’elle un rassurant sentiment de paix. Et de plénitude. Près d’elle, avec elle et comme elle, nous acceptons l’avant et l’après, la mise en lumière, la mise au rencart, le début et la fin : le temps nous traverse et qu’importe ce qu’il charrie sur son porte bagages.