Par Michel Jolland
Le 22 août de l’année dernière, sous le titre « Vers un nouveau regard sur Willi Münzenberg ? », le Mas du Barret annonçait la création d’une association à la mémoire de cet acteur majeur du communisme international de l’entre-deux guerres, opposant de la première heure au nazisme, adversaire du stalinisme dès 1937-38, initiateur d’importants mouvements de solidarité internationale et d’organisations anticoloniales et anti-impérialistes. Une personnalité qui appartient à l’histoire mondiale tout en étant indissolublement liée à celle du Dauphiné puisque les chemins du destin ont voulu qu’elle trouve la mort et soit inhumée à Montagne, près de Saint-Marcellin (Isère). Cette fin tragique dans un paisible village situé entre le plateau de Chambaran et la vallée de l’Isère est d’ailleurs d’autant plus marquante qu’elle demeure énigmatique, comme le précise un article posté sur le Mas le 14 novembre 2015 (http://www.masdubarret.com/?p=210).
L’ASSOCIATION EUROPÉENNE WILLI MÜNZENBERG a été créée en avril 2022. Sa première démarche, très concrète, a été de restaurer la tombe du cimetière de Montagne. Nous en parlerons prochainement. Cette restauration toutefois n’est pas une fin en elle-même, elle s’inscrit dans un travail plus large visant à étudier et faire connaître la vie et l’action de Willi Münzenberg et de son entourage. Plusieurs pistes se présentent. Il y a d’abord l’indispensable rappel des principaux éléments de biographie permettant de situer cette personnalité et le contexte dans lequel elle a évolué. L’exploration du lien particulier qui l’unit au village de Montagne est certes plus localiste, mais tout aussi utile. Cependant si l’on veut aller plus loin, et tenter d’y voir plus clair dans la superposition d’images construites au fil du temps par les publications et les commentaires relatifs à Münzenberg, il convient à la fois d’élargir le champ d’étude et de privilégier une approche neutre de la réalité des faits et de leur portée historique. Voici, dans cette perspective, le premier d’une série d’articles rédigés en écho à l’interrogation de départ : « Vers un nouveau regard sur Willi Münzenberg ? ».
Le présent article n’a d’autre ambition que de proposer un aperçu de la biographie politique de Willi Münzenberg. Il est volontairement centré sur quelques données chronologiques qui, étant de surcroit présentées de manière dépouillée, lui confèrent le caractère un peu aride d’un compte rendu factuel. Nous savons pouvoir compter sur la compréhension amicale de nos lecteurs.
Un engagement politique précoce et intense
Wilhem (Willi) Münzenberg naît à Erfurt en Thuringe (Allemagne). Son père tient une auberge, sa mère meurt lorsqu’il a 5 ans. Très tôt, Willi travaille dans l’auberge paternelle, il discute avec les clients, parfois il leur lit les nouvelles du journal. Habile, rapide, intelligent, il a déjà l’art de fasciner le public, reconnaissant au premier coup d’œil les forces et les faiblesses de tout un chacun. Plus tard, Arthur Koestler dira de lui qu’il possédait : « un instinct sûr des caractères » (Hiéroglyphes, p. 84).
Après le décès accidentel de son père, Willi devient apprenti barbier. Dans l’Allemagne impériale de la fin du 19e siècle, les conditions de travail sont très dures pour les apprentis. Dès 1905 – il a à peine 16 ans – Münzenberg est en première ligne lorsqu’il s’agit d’organiser la lutte pour améliorer leur situation. En 1906, il travaille dans une fabrique de chaussures où il rencontre des ouvriers politisés. C’est pour lui une période de lectures, de discussions et d’action. Il entraîne de jeunes camarades vers un club, le club « Propagande », dont il devient rapidement président. Propagande est à prendre ici au sens de « propager certaines opinions politiques », aujourd’hui, avec le développement de la manipulation d’opinion et de la communication de masse, on pense plutôt à « survaloriser un fait, une idée, une théorie ou une personne pour forcer l’adhésion », sans compter que l’accroissement, réel ou supposé, de «l’intox » et des « fake news » ne redore pas le blason du concept. En tout cas, l’intitulé de ce club est prémonitoire lorsque l’on sait que Münzenberg sera plus tard un propagandiste de génie.
Aux yeux des autorités impériales et des syndicats modérés, Münzenberg fait figure de révolutionnaire et il inquiète. Inscrit sur la liste noire des patrons, il quitte l’Allemagne pour la Suisse. Il se rend à Zurich où existe un important foyer révolutionnaire. En 1910, on le retrouve aide-pharmacien, en 1915 il devient président de l’Internationale des jeunes socialistes. Son principal combat est l’antimilitarisme. Il rencontre Lénine qui très vite remarque ses capacités d’activiste et d’organisateur.
Expulsé de Suisse en 1917, il rentre en Allemagne où il sera membre fondateur du KPD (Kommunistische Partei Deutschlands / Parti communiste d’Allemagne) et du mouvement international de la jeunesse communiste. En 1920, il est chargé par Lénine d’organiser la propagande du Komintern (Internationale Communiste ou IIIe Internationale) qui rassemble les partis communistes partisans du nouveau régime soviétique. A 31 ans Münzenberg est un acteur majeur du communisme international…
Depuis 1922, il est secondé par sa compagne et collaboratrice, Babette Gross. Ils vivent en union libre mais elle le présentera toujours comme son mari, notamment dans les démarches qu’elle sera amenée plus tard à effectuer auprès de la gendarmerie de Saint-Marcellin. Nous aurons l’occasion de reparler d’elle.
Une influence grandissante sous la République de Weimar
Pendant les années tourmentées de la République de Weimar (1918-1933), Münzenberg développe de multiples combats contre le fascisme, le colonialisme, l’impérialisme. Comme tous les Kominterniens, il croit profondément à la possibilité d’améliorer l’humanité par la lutte et il pense tout aussi profondément que le succès de cette lutte est indissociablement lié à la survie et à l’épanouissement de la jeune Union Soviétique. Lorsque, en 1921-1922, la famine met gravement en péril cette survie, Lénine charge Münzenberg d’organiser une campagne internationale pour la combattre. Dans cet objectif, celui-ci mettra sur pied le Secours International Ouvrier (SOI) en septembre 1921. Ce sera l’une de ses plus grandes réalisations.
Münzenberg poursuit aussi le combat sur le sol allemand : il est élu député communiste au Reichstag en 1924.
C’est à cette époque qu’il acquiert une solide réputation de propagandiste. Il est maître dans l’art d’utiliser la puissance émotionnelle et la force de persuasion de l’image. Pour amplifier son message en faveur du communisme il comprend tout l’intérêt de mobiliser les artistes et les intellectuels (Hemingway, Gide, Malraux, Romain Rolland, Bertold Brecht, Aragon et bien d’autres). Habile organisateur, il développe, en sous-main, hors du contrôle direct du KPD et du Komintern, un large réseau de structures pour gérer ses activités, notamment d’édition.
A la prise de pouvoir d’Hitler, élu chancelier le 30 janvier 1933, Münzenberg se réfugie à Paris qui, dès lors, devient la plaque tournante du Komintern. Avec sa compagne Babette Gross et d’autres intellectuels antifascistes réfugiés, il poursuit sa propagande et son activisme politique, par le biais entre autres d’activités d’édition avec les Éditions du Carrefour à Paris dont la direction est confiée à Babette. L’esprit d’indépendance et les réussites de Münzenberg créent des tensions avec les autres communistes de « l’Appareil », notamment avec les dirigeants allemands (Ulbricht, Pieck…).
En février 1933, c’est l’incendie du Reichstag, immédiatement mis à profit par le régime hitlérien pour supprimer les libertés civiles et politiques et engager la répression contre les communistes. Georgi Dimitrov, alors chef secret de l’action du Komintern dans les Balkans, est l’un des 5 accusés.
Cet événement va donner lieu à un combat entre deux géants de la propagande : Goebbels et Münzenberg. Beaucoup croient assister à un combat classique entre vérité et mensonge, en réalité les deux partis utilisent la mise en scène, la désinformation et les subterfuges grossiers.
En tout cas, Münzenberg sort vainqueur : « son » Livre brun sur l’incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne, publié à Paris en août 1933 retourne l’accusation : ce ne sont pas les communistes comme le prétend Hitler, mais les nazis qui sont à l’origine de l’incendie du Reichstag. Traduit en 17 langues, tiré à des dizaines de milliers d’exemplaires et largement distribué l’ouvrage connaît un fort retentissement international. Pour enfoncer le clou, Münzenberg et ses amis organisent à Londres le contre-procès des accusés de l’incendie du Reichstag qui donne lieu au deuxième livre brun : Dimitrof contre Goering. Le verdict du contre-procès intervient la veille de l’ouverture, le 21 septembre 1933 à Liepzig, du procès officiel devant la cour suprême d’Allemagne. Les accusateurs, Goering en tête, doivent se défendre. Dimitrov est acquitté.
Les 4 et 5 juin 1933 se tient à Paris, salle Pleyel, une grande réunion qui débouchera sur la création du Comité Mondial contre la guerre et le fascisme codirigé par les écrivains Henri Barbusse, André Gide, André Malraux.
Fin 1933 Arthur Koestler commence à travailler pour Münzenberg. Il livrera dans ses écrits quelques témoignages précieux au sujet de son employeur et de l’atmosphère dans son bureau parisien :
« Ses collaborateurs l’adoraient, les femmes du Parti l’idolâtraient, et on savait que son secrétaire particulier – le jeune Hans Schulz, grand, maigre, boiteux et timide – travaillait parfois jusqu’à trois ou quatre heures du matin pour consigner les idées qui ne cessaient de jaillir du cerveau fertile de Willy (sic). Car Willy ne dictait que ce qu’il appelait des ‘notes’ ou des ‘thèses’… ». (Hiéroglyphes, p. 75).
A l’image de cette description, l’activité de Münzenberg à Paris sera frénétique pendant les trois premières années, puis elle va progressivement ralentir. A partir des procès de Moscou en 1936, Münzenberg prend ses distances avec le mouvement communiste. Il est exclu du Comité Central du KPD en 1938, il démissionne officiellement du parti en janvier 1939. Le 6 octobre 1939 il dénonce le pacte Germano-soviétique par un article retentissant dans son nouveau journal de rassemblement antinazi Die Zukunft (l’Avenir) : STALINE, C’EST TOI LE TRAITRE ! La rupture est consommée !
Enterré à Montagne en octobre 1940
Le 3 septembre 1939, c’est la déclaration de guerre, suivie pendant plusieurs mois de la « drôle de guerre ». Le 10 mai 1940, la Belgique est envahie. Le gouvernement de Paul Raynaud décide l’internement de tous les réfugiés allemands, le 15 mai, Münzenberg et Babette Gross rejoignent le stade de Colombes. Babette sera orientée vers le camp de rétention de Gurs dans les Pyrénées, Willi pour sa part rejoint le Camp de Chambaran le 18 ou 19 mai. Le 14 juin les troupes allemandes entrent dans Paris, le 18 juin Lyon est déclarée ville ouverte. Devant l’avancée de la Wehrmacht, le Camp de Chambaran est évacué, en urgence, le 20 juin à 3 heures du matin. Tous les internés et tout l’encadrement se mettent en route en direction du Cheylard en Ardèche. A un moment donné, Münzenberg fausse compagnie à ses gardes
Le 17 octobre 1940, deux chasseurs retrouvent le corps d’un homme au pied d’un chêne dans un bois près de Montagne. Ils alertent les autorités. Le lendemain, deux gendarmes se rendent sur place pour enquêter, les papiers trouvés sur le corps donnent l’identité du mort, le permis d’inhumer pour cause de « pendaison par suicide » est délivré, et le 20 octobre on enterre Münzenberg au cimetière de Montagne.
NOTES
Image 1 : collection personnelle
Image 2 : transférée depuis https://www.dhm.de/lemo/bestand/objekt/willi-muenzenberg-und-babette-gross-19221940.html
Image 3 : Transférée depuis https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/20/Reichstagsbrand.jpg
Image 4 : propriété de l’auteur, droits réservés.
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