Par Jacques Roux
Pour vous rendre à Beaumont, dit la voix au bout du fil, il faudrait prendre la route de… Oh ! Mais non ! Ce serait un peu trop compliqué. Il serait préférable… A moins que… Tournez après le pont ! A gauche. Mais après c’est à droite. Ou alors à droite… mais après c’est à gauche. Enfin… euh !
Pour se rendre à Beaumont, cœur de village perché comme son nom l’indique tout en haut d’un des ces monts ardéchois qui font ricaner les montagnards, les vrais, les gars des Alpes, des Pyrénées, la vraie montagne quoi, tant qu’ils ne s’y sont pas confrontés, il faut du temps, du courage et cette petite folie qui aide à accepter ce qu’en temps ordinaire on range dans des boîtes noires au fond de nos placards, souvenirs d’enfance, vieux cauchemars, bizarreries drolatiques et pernicieuses. Le monde, à Beaumont, ne tourne pas rond. Et ce n’est pas nouveau. Oh ! Rien de méchant, au contraire. Le petit Chaperon Rouge y trouverait sa grand-mère tranquillement couchée dans son lit, et le Grand Méchant Loup lui aurait préparé la soupe et la tisane ! Il est possible que cela tienne aux chemins qu’il faut emprunter pour apercevoir le clocher et sa petite famille, le vieux cimetière calfeutré sous ses ailes et les ruelles venues d’une autre époque.
Des chemins qui vous tournent les sangs et la tête, planant comme des aigles au dessus du vide ou s’engouffrant sauvagement dans un tunnel de sombre verdure… Il ne faut pas longtemps pour perdre tous ses repères, le jour et l’heure, le vrai, le faux.
Quand on parvient à s’effondrer à Beaumont, les yeux tournant encore dans les orbites et le cerveau fondu dans sa gamelle, tous les compteurs sont remis à zéro. Adieu la carte d’identité et le numéro de portable : ici, dans le silence, mémoire et temps disparaissent, ne reste qu’un Espace à la fois clos et ouvert. C’est loin, c’est haut, c’est partout, ça se cache derrière une roche, un mur de feuillages. Il n’existe plus de mots que pour dire : c’est ici, c’est là-bas. Et là-bas c’est ici encore, pareil et autrement. Et l’on comprend vite que l’étrange monde de Beaumont, s’il vous accueille volontiers, ne vous relâchera pas de si tôt ! Étrange, oui.
A Beaumont on a grimpé si durement et longtemps qu’on se croit tout près, vraiment, du ciel. Mais bernique, le regard est bloqué.
Vers le haut ! Le ciel, à Beaumont, on n’y croit pas trop semble-t-il. Vers le bas, par contre, ça plonge là-dessous à vous filer le tournis. Ceux qui, dans la nuit des temps, sont venus ici les premiers et parodiant (sans le savoir il va de soi) Rousseau, dirent : « ce coin là est à nous et nous n’en démordrons point » devaient être de satanés personnages. Teignards mais pas très sensés. Parce que venir se réfugier au plus haut de ce mont qui ne sera jamais le toit du monde mais vous file le vertige dès que vous cherchez à visualiser l’en bas dont vous venez, faut le vouloir. Pour y trouver quoi ? Du bois pour se chauffer et construire son gîte ? Pas besoin de grimper si haut, dès qu’on quitte Joyeuse et son nid de soleil c’est bon, ça suffirait. Chercher des bêtes à chasser ? Il y en avait partout en ce temps-là, et à voir le nombre de chasseurs qui patrouillent encore le doigt vissé à la gâchette dans tout le département, on se doute que de la proie il en foisonne encore. Reste alors l’hypothèse de la fuite, échapper aux « autres », à la malédiction humaine.
La famille de Caïn aussi bien ?
Non. Pure perfidie. Ce n’est pas la trouille qui les a poussés ici, c’est l’envie d’être « entre soi », près des Forces, celles qui sourdent sauvagement du sol, des pierres, des arbres. Les Beaumontois ? Assurément les héritiers de ceux qu’en mon village de la plaine iséroise on appelait des « sauvages » : plus à l’aise dans les profondeurs d’une nature incontrôlée que dans la société de leurs semblables.
Il n’est qu’à se planter sur la place du hameau central – « Beaumont centre ville » si vous préférez. A deux boulistes près, tout sourires, désireux de savoir si vous les avez immortalisés avec votre appareil photo dont, soi-dit en passant, ils se demandent s’il est « numérique » ou « argentique » et se préoccupent d’évaluer avec vous les mérites de ces deux technologies, à ces deux individus près, bizarrerie qu’il n’est pas possible d’identifier comme étant du cru ou « de passage », vous vaquez dans la solitude la plus absolue et dans un silence qui n’est pas, à proprement parler, « religieux », la vieille église, joyau du passé, étant vide et muette, un silence qu’on aimerait qualifier, même si ça fait pompeux, poèteux du dimanche, « des profondeurs ».
Parce que vous ne savez plus en réalité discerner si ce silence émerge du dedans ou s’il vous étreint du dehors.
Et encore ! Loin de tenter l’expérience hivernale, sombres nuées, vents glacés, grisailles lugubres, j’ai affronté la bête en plein été, soleil lumineux, chaleur, douce brise dans les feuillages. Cocon. Mais cocon trompeur. Tout autour règne un ailleurs moutonneux qui masque tout autant le point dont vous venez que celui que vous visez. Oh ! dit la voix qui tout à l’heure prétendait vous conseiller la route, attention ! ce n’est pas la même vallée ! Non, non, non ! Il vous faudrait revenir en arrière, tourner et contourner… Voyez, là c’est La Parot, c’est clair, non ? Et là c’est les Caïras, le col, ça vous dit quelque chose ? Non plus !!! Alors prenez plutôt vers le Gua, au moins vous trouverez un lit là-bas, au Sentier des Arches, cela vous donnera le temps de reprendre vos esprits.
Un lit au sentier ?!? J’ignore si le métier de cartographe a suscité quelque vocation à Beaumont, mais, in situ, il devrait exiger d’autres talents que ceux qu’il demande en d’autres lieux : le Sud, le Nord, ici ne sont pas opératoires. Il faut accepter l’idée qu’aller ou revenir, à Beaumont, c’est la même chose, et abandonner les concepts de direction, de bon sens, Beaumont est au bout, au centre, au dessus, et dedans, « totalement et tragiquement » comme aurait pu le chuchoter Piccoli dans « Le mépris ». La preuve, même rentré chez vous, calfeutré au creux de votre vieux canapé et cherchant à vous rassurer avec un de ces apéritifs que la Nouvelle Morale va bientôt extirper de nos habitudes insanes, Beaumont vous obsède, frémissant sous vos paupières, phagocytant votre mémoire et annexant, peut-être, sûrement, votre faculté de penser et de vous exprimer.
C’est que vous ne pouvez vous arracher de l’esprit l’idée que si vous aviez tourné à gauche, au pont, (« le » pont !) au lieu de tourner à droite, vous seriez tombé sur les Pauzes et là vous auriez, nécessairement, rencontré ces jeunes viticulteurs dont le vin rutile (sans modération) à l’heure qu’il est dans votre verre. Mais vous avez tourné à droite (au pont !) et du coup vous êtes passé à côté des Blats (le vendredi soir il y a la rencontre des « bla-bla », on sait rire dans le coin). Les Blats, hameau perdu, dans une commune perdue, dans un département perdu, le « fin fond de l’Ardèche » selon une formule TV devenue célèbre.
Mais là, aux Blats, quid ?
Sommes-nous chez les Indiens d’Amérique ? S’agit-il du havre secret d’une communauté extra-terrestre ?
Eh bien, non, nous sommes ici au cœur d’une cité HLM !
A la Beaumontoise : les Bogues du Blat
L’occasion de se souvenir que si l’origine de l’occupation de ce territoire reste déconcertante, au vu de l’éloignement des vallées, des terres les plus riches, les occupants surent si bien s’adapter que la communauté, jusqu’à la saignée de 14/18, fut loin de crier misère. Il suffit d’entrer dans l’église, dont la fondation remonte au XIIème siècle : ce n’est pas une petite chapelle de campagne et l’on comprend vite, même si l’on n’est pas historien, qu’elle abrite un passé d’une grande richesse et pas seulement sur le plan religieux. Beaumont si l’on en croit un de ses anciens maires, M. Berdaguer qui fit beaucoup pour réactiver la connaissance de son histoire, était aux XVIIème et XVIIIème siècles plus riche que Valgorge ou Largentière. Au XIXème siècle la commune comptait encore (toujours selon M. Berdaguer) près de 1400 habitants. Comme toutes les petites communes rurales elle paya son tribut à la première grande guerre, puis il y eut la déprise agricole. Mais ! Mai 68 vint… laissant son héritage. Et les bois profonds, les longs et ardus cheminements, l’isolement généré par une nature agressive non seulement ne découragèrent pas mais tout au contraire motivèrent une génération nouvelle de Teignards, sans liens de sang ni de culture avec les tout premiers, mais sans doute tout aussi fous, enthousiastes, obstinés qu’eux. Les vieux Ardéchois de ce temps les nommaient les « bourrus », ou les « hippies », les regardaient avec circonspection et souvent un sourire ricanant aux lèvres. A tort semble-t-il. Oh ! Bien sûr, il y avait dans le lot de sombres crapules, des squatters, des pilleurs de troncs, qu’on se réfère à ce que nous disions dans notre post consacré à l’écrivain André Griffon le 12 juillet 2021, mais il y eut aussi et surtout, un vent nouveau, de la jeunesse, de l’énergie, des idées. Les Bogues du Blat sont nés de ce temps-là, un gars au nom à coucher dehors (en Ardèche !), Pascal Waldschmidt, était alors maire de la commune. Il l’était encore quand fut décidé la transformation de l’ancienne cure en lieu de rencontre, spectacles, café de pays, restaurant, maison d’hôtes : « Le Thélème ». Un nom clin d’œil qui vaut signature, Rabelais aussi avait quelque chose des Bourrus. Au Thélème vous dormez, si c’est le bon soir vous dansez et à midi vous mangez des plats surprenants qui vous incitent à visiter le monde avec votre estomac.
Sauté de concombre à l’asiatique, Cuisse de poule rôtie à la libanaise… Ici Beaumont Stop Le monde : répondez !
Et qu’on jette un œil sur le tableau à l’arrière-plan du menu, il est signé Pol. Peintre breton. Où donc ai-je rangé cet article qui parlait du conservatisme rural, de ses œillères ? L’auteur n’était sans doute jamais venu se chatouiller les papilles à l’abri du Thélème.
Waldschmidt père a passé la main, mais il a laissé à celle qui lui a succédé, la courageuse Mme Audibert, deux de ses fils. On sent, et là vous comprenez que l’air vivace et quelque peu primesautier qui souffle, parfois avec furie, sur la zone, a semé des graines étrangères à celles qui germent ailleurs. La plupart des projets innovants menés ici le furent avec l’accord, l’investissement personnel, des locaux. Le temps, le coup de balai, ils ont semble-t-il tout donné quand il le fallait…
De quoi se réconcilier avec l’humanité.
Qu’est-ce que je raconte ? Me voici beaumontisé ! Gagné par l’ivresse des hauteurs, des espaces ouverts, des histoires sans âge, je me mets à croire à la solidarité, l’entraide, l’engagement coopératif, la bêche plutôt que le drapeau, le travail en commun plutôt que la manif du samedi (« on va tout faire péter » !)…
Il est temps pour moi de redescendre dans la vallée, vite.
Juste le temps de repérer dans l’église une charmante madone équipée d’une ancre marine. Même avec les yeux de la foi, la mer est loin quand même ! Il y a bien une antique symbolique comparant Marie à l’ancre qui stabilise, rassure, mais celle-ci, d’un joli bleu, manifestement rajoutée après coup, ne parle pas ce langage. Beaumont naviguait peut-être autrefois en des mers lointaines avant de se fixer dans l’océan de verdure qui l’entoure désormais ?
Juste le temps, encore, de jeter un œil à un Christ de bois, superbe de fraîcheur naïve, abandonné sans indication, comme s’il était arrivé là tout seul. Sous entendu : « Le Christ de Beaumont n’a pas besoin de carte de visite ! »
Juste le temps, pour en finir, de contempler au passage l’étonnante bâtisse qui se trouve à l’entrée, et donc aussi à la sortie, du village (quand on prend la route à droite du pont bien entendu !!!) : une maison « Art déco » de toute beauté, lumineuse, paisible…
Absolument incongrue.
Dernière fantaisie beaumontoise : lorsque j’ai vidé mon appareil photo (numérique !) avec la ferme intention de montrer toutes ces déconcertantes beautés aux lecteurs du Mas, mes deux boulistes étaient là, tout sourire, mais pas la bâtisse « art déco ». ! Un peu comme si elle me narguait : « si tu la veux, ma photo, vaudrait mieux revenir ; à Beaumont tout se mérite.
Et fais gaffe au pont, choisis le bon côté ! »