par Jacques Roux
Vendredi 16 septembre, apprenant le décès de Jean-Pierre Gelly, notre ami du Mas du Barret, Michel Jolland s’est exclamé : « La Colombe noire a encore frappé » ! Il faisait alors référence à cette Colombe de malheur, annonciatrice silencieuse de la fin prochaine de celui qu’elle approche, qui donna son nom au roman publié par Jean-Pierre Gelly en 2020 (« La Colombe noire »). Une colombe qui l’avait déjà frôlé plusieurs fois de son aile mais qui, cette fois, vint se poser sur son lit d’hôpital.
A Aubenas, le Vendredi 16 septembre 2022. En début d’après-midi.
Peu avant l’heure des visites, comme si ce grand cœur au sourire narquois avait voulu éviter à ses proches un moment difficile à supporter.
De Jean-Pierre Gelly nous avons parlé dans notre post du 1 mars 2022 : « Pazdzerski et Jean-Pierre Gelly: peindre et écrire ». Il s’agissait alors d’une exposition conjointe avec le peintre Pazdzerski, dont le titre fut aussi donné au recueil accompagnant l’événement : « Osmose ».
Il y était question d’une rencontre entre un plasticien décidé à faire le point sur sa déjà longue carrière et une personnalité immergée dans le monde de la culture depuis son plus jeune âge. Jean-Pierre Gelly qui consacra une partie de sa vie à l’écriture avait été longtemps celui qui permet à l’écriture des autres d’être diffusée dans le public. Typographe, imprimeur, sa carrière professionnelle avait connu son aboutissement en Ardèche (retour aux sources : sa famille était originaire du Vivarais) au sein de l’entreprise Lienhart qui fut, trente années durant, une référence nationale. Grâce à lui, à sa maîtrise de toutes les composantes du métier et surtout sa compréhension d’une évolution, irréversible : la pratique essentiellement manuelle et technicienne, exigeant l’atelier, la machine, les outillages, laissant place peu à peu à la quasi abstraction de l’informatique. Il était amoureux des « polices », au point qu’il vous offrait pour la publication d’un texte, fut-il le plus modeste, une police qu’il était allé chercher au diable vauvert, à un prix qu’il ne calculait jamais, pour vous, et qui remontait à tel siècle, telle époque bénie, quand un artiste dont il savait être l’héritier avait inventé les formes qui donneraient à votre écrit une allure unique, une tonalité et une couleur spécifiquement destinées aux mots qu’ils dessinaient.
Pour Jean-Pierre Gelly, et tous ceux donc qui furent ses maîtres, des plus lointains aux plus récents, la typographie était un art en soi, complexe, complet, charriant à travers des formes visuelles, des cris, des murmures, des chants et les couleurs les plus brutalement contrastées ou les mieux harmonieusement fondues. Ceux qui aiment lire se laissent souvent prendre au désir de sentir, je veux dire « renifler », le livre qu’ils tiennent entre les mains : comme Jean-Pierre Gelly je suis prêt à croire que les « polices » savent aussi, outre les messages qu’elles envoient à l’œil, à l’esprit, au cœur, s’adresser aux sens les plus charnels, l’odorat, le goût. Dans l’un des habillages qu’il donna aux « Géorgiques » publié par la FOL Ardèche (ouvrage en réalité consacré aux peintures de Josiane Poquet, illustrant sa vision de certaines séquences virgiliennes) je sais qu’il y avait ce parfum suave, troublant, immémorial, qui vous traverse soudain en Toscane, laissant derrière lui le sentiment d’une interférence absolue entre les saveurs des fruits légués par le soleil et les échos lointains de chants scandés par d’invisibles et peut-être fantasmés travailleurs de la terre.
« Osmose », la rencontre entre Pazdzerski et Jean-Pierre Gelly (hélas nous faut-il la désigner comme « la dernière »), apparaît, quand on la regarde et l’interroge aujourd’hui, à la hauteur et à l’image du passé qu’ils s’étaient construit tous deux. Car leur cheminement complice durait depuis si longtemps.
Chez l’un il accompagna une lente, avec parfois de brutales embardées, transformation de ses manières de faire, de dessiner et peindre, transformation qui ne touchait pas que l’œil, le bras, le geste, mais l’homme également, dans sa profondeur, ce qu’on dit pour faire vite sa « philosophie ». Etre et faire, n’est-ce pas, cela va de pair. Quand la poitrine est serrée par l’angoisse et la douleur, le pinceau devient tragique et se replie sur les traces qu’il laisse, quand le ciel entre en gloire dans le gite, quand la rivière descend la pente en jouant, la lumière envahit la toile, sur le papier les lignes s’ouvrent et dansent comme si elles tiraient la main vers l’absolu. Le peintre Pazdzerski en Avril 2022 montrait non pas tant ce qu’il venait de peindre que ce qu’il était devenu, ou plutôt, même si la formulation est délicate : ce que son devenir avait été et comment il se prolongeait. Le choix de préparer cette fausse rétrospective (il n’y était pas question de chronologie, mais de rendre perceptible l’avancée souveraine du désir de peindre) avec Jean-Pierre Gelly n’en avait que plus de sens.
Parce que chez l’autre, Jean-Pierre Gelly, ce cheminement d’amitiés avait traversé des phases d’engagements, dans la sphère religieuse, dans la sphère politique, avec à chaque fois la poussée généreuse, enthousiaste, d’un être entier qui aime donner, se donner, et le temps du repli, face à la médiocrité rance de croyances qui, prétendument tournées vers Dieu, ou l’Homme, ne font que ratiociner des fables cruelles, prétentieuses et outrancièrement destructrices. Son retrait de la vie paroissiale, ses distances prises avec la clique communiste, lui furent éminemment douloureux, sans que ses convictions soient sur le fond jamais affectées. Jusqu’au bout il aura cru à une avancée positive dans l’existence humaine, qu’elle soit soutenue par l’espoir d’une puissance aimante ou l’aptitude à œuvrer ensemble pour aider et construire. Il n’empêche, sa lucidité l’empêchait de fermer les yeux sur l’inacceptable et je sais pour l’avoir lu qu’il existe dans ses carnets un manuscrit, sans doute malheureusement inachevé, qui devrait faire grincer les dents de quelques uns des bolcheviques haineux qui continuent de parader en Ardèche et ailleurs.
En s’associant, la liberté du peintre, vagabonde et aventureuse, rencontra la liberté de l’homme de l’écrit, rêveur plus qu’on ne sut le comprendre, cultivé, ironique si besoin et ouvert. Ouvert.
La mort qui vient de nous arracher Jean-Pierre Gelly n’a fait que rendre plus tangible cette capacité à traverser les facettes de réel qui nous semblent dresser devant nous d’infranchissables barrières. Il ne le savait peut-être pas, mais il pouvait être là et ailleurs, les notations dont il a parsemé le Cahier « Osmose » en sont la trace la plus explicite. Vieille ritournelle, souvenirs d’ailleurs lointains, allusions directes, jugement lapidaire… Que pouvait rêver de mieux Pazdzerski, peintre sans frontière, pour accompagner ses œuvres ? Tourne le manège, deux êtres, de cette espèce qu’on nomme humaine, dialoguent, chantent et pleurent ensemble, l’un avec des mots, l’autre avec des images. Sans hiatus et sans gêne. Ce qu’ils nous offrent là, c’est l’essence même de l’humanité. Non l’attachement mais l’arrachement, la volatile, légère, si translucide et puissante capacité à communiquer sans avoir à se coller l’un sur l’autre, à s’assourdir de slogans, de leçons préparées et récitées à l’infini. « Ni dieu ni maître » dessinent sur les murs quelques imbéciles qui ignorent que les mots mêmes qu’ils écrivent (« taguent » !) traduisent et trahissent les chaînes historiques, culturelles, idéologiques qui les tiennent bien serrées ! Dans Osmose, tous les dieux, les maîtres, les chaines, peuvent se trouver invités au bal, ils dansent ensemble pour la plus grande joie de qui s’en fait spectacle.
La disparition brutale de Jean-Pierre Gelly fait revivre en moi une autre disparition brutale, et cruelle, celle d’André Griffon. Ils se sont bien connus tous les deux, sans doute se sont-ils à l’occasion pris de bec, mais Gelly aura consacré des mois à constituer une anthologie des articles publiés par l’écrivain André Griffon, qui ne fut pas qu’écrivain : homme de presse. Dans « Un homme de plume André Griffon » (FOL Ardèche) on retrouve, non pas la totalité, c’eut été impossible, mais une quantité significative des publications de ce journaliste qui n’était pas comme la plupart de ses confrères (d’hier et d’aujourd’hui) insoucieux de fournir au lecteur une approche la plus pure possible, c’est-à-dire non refaçonnée par des a priori partisans et dans une langue qui ne soit pas robotisée (ce n’est pas sous sa plume qu’on aurait trouvé cet adjectif passe-partout, « immense », employé pour les hommes, les œuvres, les problèmes !). Jean-Pierre Gelly avait géré pour l’imprimerie Lienhart la mise en page et l’impression de tous les livres d’André Griffon, mais il s’est particulièrement impliqué pour produire la foisonnante anthologie que je viens d’évoquer. En douterait-on, il suffirait de regarder, sous la postface qu’il a rédigée pour, ultra modestement, donner des indications sur un ouvrage qu’il avait porté de bout en bout, les annotations légales accompagnant le logo de l’imprimerie Lienhart : « Achevé d’imprimer pour la saint André, le 30 novembre 2022… » Cette brève indication, (« pour la saint André ») qui sera sans doute passée inaperçue chez nombre de lecteurs, suffit à signifier l’amitié réelle qu’il éprouvait pour André Griffon. C’est d’ailleurs lui qu’il était allé chercher quand il s’est décidé à rééditer, en version bibliophile, le « Cœur cerf » de Giono, pour donner une préface à cet ouvrage grandiose, au texte transfiguré par des graveurs de génie et une mise en page digne des super productions hollywoodiennes que Jean-Pierre Gelly ne dédaignait pas de regarder quand le thème lui plaisait.
Si lors du décès de monsieur Griffon, le maire de l’époque M. Stéphane Alaize avait accompagné les obsèques d’une homélie de toute beauté et d’autant plus émouvante que s’y sentait la tendresse d’un lecteur pour un auteur qui avait accompagné sa jeunesse et pour une personnalité qui l’avait encouragé en tant que jeune maire à produire un ambitieux projet culturel, il n’en aura pas été de même pour monsieur Gelly. Ne serait-ce que pour la signature offerte à la ville d’Aubenas dans le monde des livres pendant toutes les années où il fit de l’Imprimerie Lienhart un synonyme de qualité, la commune aurait pourtant dû s’incliner sur sa dépouille. Voilà un homme qui a inscrit « Aubenas Ardèche » au pied de monuments littéraires, d’ouvrages de références, d’essais ambitieux et Aubenas ne lui rendrait pas hommage ?
Un homme qui, ajoutons-le, au décès d’André Griffon a repris à la volée la présidence de l’association « De Source Sûre » qui gère l’une des plus anciennes (et des plus fidèles aux principes fondateurs) « radio libre » de France : Fréquence 7. Cette présidence n’était pas une sinécure, que nos lecteurs le comprennent, il y avait ici plus de coups à prendre et de temps à user que de gloriole à gagner. Idem pour le Crédit Mutuel, dont il assura la présidence pour « tenir » à un moment où ça dérapait. J’évoquerai aussi son engagement pour créer à Aubenas une antenne d’Amnesty International, dont il fut membre à l’échelle nationale. J’aimerais pouvoir énumérer les expositions qu’il a organisées ou contribué à mettre sur pied, les conférences qu’il a données avec le Carrefour laïque et pour d’autres structures, les articles qu’il a fournis à Envol le mensuel de la FOL Ardèche sans parler de ses ouvrages, d’écrivain ou de typographe. Je me contenterai de citer le très beau livre qu’il venait de finaliser : « Les derniers fils de Gutenberg » consacré tout autant sa propre biographie professionnelle qu’à la mémoire des métiers qui furent les siens dans l’héritage de son lointain ancêtre…
La discrétion des médias locaux au moment de sa disparition donne en outre à mesurer le grand vide dans lequel baigne désormais toute information locale. Il est loin le temps où André Griffon qui possédait son Ardèche, passée, présente, future sur le bout de la langue, honorait le tombeau à la hauteur de l’estime qu’il savait devoir porter au vivant. Une morale difficile d’accès pour des correspondants « locaux » privés de relais et des références mémorielles nécessaires.
Je ne doute pas cependant que ces deux grandes ombres continueront de planer entre les rivières et les monts d’une région dont ils ont su traduire la nature, sans idéaliser ni les lieux ni les êtres. La mort est vouée au silence, mais leur existence à tous deux parle encore à ceux qui savent écouter et leurs œuvres survivront suffisamment longtemps aux autres pour les réduire, eux, à un oubli définitif.