Le mas du Barret

Willi Münzenberg 3 – Trois roses rouges

Par Michel Jolland

Dans mon article du 2 octobre, j’évoquais la plaquette « rouge et noire » déposée en 2014 par un collectif d’organisations allemandes soucieuses d’honorer la mémoire de Willi Münzenberg et de faire vivre son héritage politique. En réalité cette plaquette reproduit un bref poème intitulé « Dernière requête » écrit en 1915 par Münzenberg.  Dans ce texte, Münzenberg, qui se situe loin de tout enjeu politique, dit avoir cherché la lumière, c’est-à-dire le vrai, le juste, le beau : trois critères fondamentaux de toute vie philosophique. Il demande aussi trois roses rouge foncé pour sa tombe, non pas pour en faire les symboles d’un quelconque engagement, mais simplement parce qu’il aime ces fleurs. Sans doute a-t-il été entendu puisque trois d’entre elles couronnent la gerbe récemment déposée sur sa tombe en cours de rénovation.

C’est probablement de manière prémonitoire que Münzenberg prend soin de rédiger, dès 1915, quelques phrases joliment tournées et plutôt laudatives destinées à sa propre épitaphe. Le moins que l’on puisse dire en effet est qu’il a été malmené par l’histoire. D’abord, on l’a oublié. C’est Arthur Koestler, l’un de ses collaborateurs pendant les années d’exil à Paris, qui, dans son ouvrage autobiographique publié en 1954 dans sa version anglaise – et en 1955 en France sous le titre Hiéroglyphes 2 – va littéralement le ressusciter. Plus tard, en 1967, sa compagne Babette Gross cherchera, dans sa Biographie politique de Münzenberg, à rétablir le rôle historique de celui dont elle a partagé les combats et la vie, celui qui, pendant les années de guerre froide a été un renégat effacé de l’histoire à l’Est et un « homme de Staline » ignoré ou caricaturé à l’Ouest.

Ces regards divergents appellent une question redoutable : qui était vraiment Münzenberg ? La description donnée par Arthur Koestler dans sa Préface à la biographie publiée par Babette Gross fournit, à mes yeux, une réponse mesurée et crédible :

 «  Willi Münzenberg n’était certainement pas un saint. Il n’était pas non plus un cynique – si l’on entend par cynisme l’absence de principes. Il était un politicien réaliste à une époque de réalités horribles, Ses trois principes fondamentaux étaient la lutte contre la guerre, la lutte contre l’exploitation, la lutte contre le colonialisme. Il s’y tenait fermement. Tout le reste n’était pour lui que des questions secondaires de tactique. Et la tactique du propagandiste impliquait le compromis, les subterfuges et le penchant à préférer un mensonge utile à la vérité nuisible. »

La dernière biographie en date, publiée en 2020 par le journaliste anglais John Green, comporte une analyse sans concessions des agissements et des accomplissements de Münzenberg, toujours soigneusement replacés dans leur contexte social, culturel et politique. Si, pour citer Victor Hugo, Münzenberg ne s’est pas toujours montré « vêtu de probité candide et de lin blanc », sa vie aura, selon John Green, somme toute été « une vie de dévotion, d’idéalisme et d’héroïsme ».

Avec Babette Gross et ses collaborateurs les plus proches, dont Hans Schulz, Münzenberg a, pendant l’entre-deux guerres, lancé de nombreux réseaux internationaux contre le capitalisme, le colonialisme et le racisme. Citons par exemple le comité « Contre les cruautés en Syrie », mis en place dans les années 1925-26 à l’époque du mandat français en Syrie, et qui dénoncera violemment le comportement répressif du pouvoir français. La « Ligue contre l’impérialisme et pour l’autodétermination nationale » créée en 1926 avec le soutien d’éminentes personnalités militantes d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine comme, pour ne citer que quelques noms, Jawaharlal Nehru (Inde), Soekarno (Indonésie), Julio Antonio Mella (Cuba) et Tiémenko Garan Kouyaté (Afrique de l’Ouest) constituera un puissant mouvement anticolonial. Il servira à organiser des campagnes emblématiques et qui résonnent encore dans les mémoires telles que « Retirez vos mains de la Chine », injonction adressée aux patrons japonais pendant la grève des ouvriers du textile chinois en 1925, ou « Liberté pour Sacco et Vanzetti », campagne intense contre l’exécution de deux anarchistes aux États-Unis en 1927. La Ligue organisera plus tard le « Comité international contre le fascisme », et le « Comité d’aide à l’Espagne républicaine ».

Mais la plus grande réalisation de Münzenberg est sans conteste le Secours Ouvrier International, issu de la campagne d’aide contre la famine en Russie. Ce mouvement a été très actif dans de nombreux pays. Il a souvent été présenté comme une organisation communiste camouflée, simple outil aux ordres de Moscou. Dans un ouvrage de 2015, Kasper Braskén, chercheur en histoire à l’Université de Turku (Finlande) s’inscrit en faux contre cette vision. Il démontre que Münzenberg avait le souci réel d’apporter une aide pragmatique et concrète à ceux qui luttaient, sans toutefois nier sa volonté de transformer la société dans laquelle ils vivaient. Incontestablement, Münzenberg a été un militant actif dans la mise en place de solidarités en faveur des victimes d’injustices de tous ordres, en faveur de l’intérêt général, en faveur de la dignité humaine. Sur ce plan, John Green voit en lui l’inspirateur des ONG qui ont fleuri depuis la seconde guerre mondiale, et Bernhard H. Bayerlein complète le portrait en le qualifiant de promoteur de la solidarité active.

L’Avenir – Une nouvelle Allemagne, une nouvelle Europe

Avant sa mort prématurée, Münzenberg met en œuvre un dernier projet : la publication de Die Zukunft (l’Avenir), qui voit le jour en 1938 et disparaît avec  l’invasion allemande en 1940. Cet hebdomadaire, connu depuis longtemps puisque la revue Communisme N° 38-39 de 1994 publie quatre de ses articles, a fait l’objet de plusieurs analyses récentes. La tendance actuelle est de ne pas considérer l’hebdomadaire comme un simple moyen d’expression de l’émigration germanophone mais aussi et surtout comme un projet politique, une tentative de rassembler tous les partenaires possibles en une coalition de la dernière chance pour empêcher le déclenchement imminent de la Seconde Guerre mondiale. Parmi les nombreux auteurs ayant écrit dans Die Zukunft, citons Emmanuel Mounier dont l’idéal –  faire naître une civilisation nouvelle, en opposition à tous les totalitarismes politiques, idéologiques ou financiers – correspondait bien aux visées de l’hebdomadaire. Bernard H. Bayerlein, qui a récemment conduit un important projet de recherche sur le Zukunft, montre les liens étroits qui unissent les parties prenantes de cette publication – dont Babette Gross assure la direction – et les membres et amis de l’Union Franco-Allemande, créée dans la même période. Selon lui, Münzenberg a réussi à former un front unique au-delà des frontières politiques, comprenant des socialistes germanophones français, des libéraux, des conservateurs, des pacifistes et des anarchistes. Il a jeté les bases d’une Europe démocratique et progressiste fondée sur l’union franco-allemande.

Tous les monuments funéraires s’accompagnent d’un cortège mémoriel lié au parcours de vie de la personne qui l’occupe. La tombe de Montagne évoque les biographies croisées de Babette Gross, de Hans Schulz et, en tout premier lieu bien sûr, celle de Münzenberg. Elle évoque aussi pour moi deux personnes qui ont connu les événements de 1940 à Montagne : M. André Brun, décédé en 2016 à l’âge de 95 ans, et M. Gabriel Boffelli, né en 1926. Je ferai état de leurs témoignages prochainement.

S’agissant de Münzenberg, plusieurs figures se superposent : l’activiste communiste, l’opposant au fascisme et au stalinisme, le Résistant, le militant internationaliste promoteur de solidarités transnationales et transculturelles actives, l’inspirateur d’engagements idéologiques contemporains, sans oublier que le mystère dont s’entoure sa mort forme une autre donnée constitutive sa mémoire. Au-delà de l’opération matérielle, au-delà du souhait de faire connaître une personnalité qui appartient à l’histoire mondiale tout en restant liée à celle du Dauphiné, la rénovation de la tombe de Münzenberg fournit l’opportiunité de développer une approche neutre fondée sur les faits et leur portée historique.

Montagne 2022 : vue générale

Notes

La photographie de la gerbe a été prise par Magali Teyzier le 16 octobre 2022, celle de la plaquette (mars 2022) et celle de Montagne (septembre 2022) par René Guigard (tous deux membres de l’Association Européenne Willi Münzenberg – AEWM).

La traduction du passage de la Préface d’Arthur Koestler a été effectuée par Bernard H. Bayerlein (AEWM).

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