Par Michel Jolland
Si, le Mas du Barret l’a largement évoqué dans plusieurs articles récents, la mémoire de Münzenberg ne perd rien de sa pertinence pour un bon nombre d’historiens, de politologues ou de militants, dans le village de Montagne (Isère) où il mourut – du moins, pour être exact, où l’on découvrit un corps désséché accompagné de papiers à son nom – sa tombe demeure pour les gens du lieu le seul témoignage concret de sa personne. Plus de 80 ans ont passé depuis le mois d’Octobre 1940 où fut retrouvé celui que, dans la conversation courante, les habitants du village appelaient « le pendu du bois du Cognet » ou « l’Allemand ». Nous proposons aujourd’hui les récits de deux d’entre eux, contemporains de cet événement. Ils avaient depuis longtemps pris conscience de l’importance historique de Münzenberg au moment où leurs propos ont été recueillis mais ils se sont prêtés avec sérieux et beaucoup de gentillesse à l’exercice de la remémoration. Voici donc, rédigés en respectant au plus près les énoncés de leurs auteurs, les témoignages de messieurs Gabriel Boffelli et André Brun. A les lire, on comprend que si l’image du « pendu » s’est estompée, il persiste, comme un lointain écho, les bribes d’un récit qui fait la part belle à des détails absents des documents officiels.
Propos recueillis le 28 septembre 2022 par René Guigard et Michel Jolland
M. Gabriel Boffelli :
« Je suis né à Saint-Lattier. Mes parents sont venus s’installer à Montagne quand j’avais un an. Ils avaient une petite ferme, puis un vieux voisin qui arrêtait de cultiver leur a loué ses terres. Il y avait beaucoup à faire, je travaillais dur sur la ferme. J’étais en retard à l’école parce que je n’y allais que l’hiver.
En 1940, j’avais 14 ans. J’ai entendu parler du pendu du bois du Cognet. Les adultes en parlaient entre eux, pas les jeunes que je rencontrais le dimanche. Cela n’a pas fait beaucoup de bruit. C’était un Allemand et à ce moment-là il y avait beaucoup de morts. Voilà ce que je peux dire.
Il y avait plusieurs cafés au village en 1940. Trois ou peut-être quatre. Le café Nublat faisait aussi épicerie. M. Nublat achetait aussi des produits comme les pommes, les noix ou les châtaignes et il les vendait à des courtiers. Quelquefois, plusieurs courtiers passaient et se battaient à coup de centimes pour avoir la marchandise.
Pendant la guerre, on grillait de l’orge ou les glands des gros chênes pour faire du café. Les fermes étaient plus petites qu’aujourd’hui. On cultivait un peu de tout, surtout du tabac. Les noyers étaient moins nombreux que maintenant, chez nous il n’y en avait que trois !
Plus tard, j’ai travaillé à la CGE (Compagnie Générale d’Électricité) de Saint-Marcellin. On fabriquait du petit et du gros matériel électrique, comme des interrupteurs et des transformateurs pour les usines. Le passage du 110 au 220 volts a fait vendre beaucoup de matériel.
Je regrette le temps où les gens se fréquentaient, avant la télé. Il y avait les mondées qui rassemblaient 3 ou 4 familles. Et puis on allait les uns chez les autres simplement pour se voir ou jouer aux cartes. Il y avait plus de fraternité que maintenant.
Propos recueillis le 8 février 2011 par Louisette et Michel Jolland
M. André Brun :
« En 1940, j’habitais à Montagne, dans cette maison. On cultivait du tabac, du blé et on faisait un peu de foin. L’été 1940 a été un été pourri. Il a plu presque tous les jours ! On passait son temps à faire et défaire des cuches (1) ! Je crois que tout le monde a rentré du foin qui s’était mouillé au moins une fois (et souvent deux ou trois !) après avoir été coupé.
J’étais ami avec Victor Gobertier. J’ai joué aux cartes avec Marius (on l’appelait Marius) pendant au moins trente ans. Lui était grand copain avec Gorges Argoud. Ils étaient inséparables. Un jour en octobre (1940), ils étaient tous les deux à la chasse aux grives. Ils étaient près d’une « allière » (2). L’un des deux tire une grive au vol, et bien sûr tous les deux font attention à bien repérer l’endroit où elle tombe. C’est en allant la chercher sous un chêne qu’ils trouvent un pendu. Il était à terre quand ils l’ont trouvé mais il avait un bout de corde autour du cou et l’autre bout était attaché une branche du chêne (3). Moi, je n’ai jamais vu le cadavre mais j’en ai entendu parler. Ceux qui ont vu le cadavre étaient impressionnés par le nombre de dents en or. C’était rare chez nous. Le docteur ou un gendarme a dit que l’Allemand avait un dentier complet en or. Ça s’est su tout de suite : « le pendu a une fortune dans la gorge ! ».
On l’a trouvé au bois du Cognet, au-dessous du chemin de terre. A l’époque, avec les chevaux, on prenait le vieux chemin du Bois de la Croix-Rouge pour éviter le goudron de la route. Dans l’été, les chevaux de Buisson ne voulaient plus avancer, ils ne voulaient plus passer sur ce chemin. La route n’était pas trafiquée, il y avait peu de maisons. Personne n’avait rien remarqué d’anormal au bois du Cognet.
La découverte du pendu n’a pas fait de bruit longtemps. Personne ne le connaissait : c’était « l’Allemand » et puis voilà. Les gens avaient d’autres soucis et puis il y avait beaucoup de morts. L’enterrement a été discret, il y avait très peu de monde. Pas de cérémonie, ni à l’église, ni au cimetière.
J’ai été conseiller pendant 24 ans et 22 ans adjoint. Je me rappelle que la famille a entretenu la tombe après la guerre. Je ne me souviens pas de l’enquête de Taillade. En 1956 vous dites ? En juin 1940 quelqu’un serait venu marchander une voiture chez madame Gobertier ? En 1940, Berthe, c’est comme ça qu’elle s’appelait, n’était pas mariée, c’était la fille des Nublat, une grosse maison du village. Ils avaient une épicerie, ils avaient la batteuse, ils achetaient et vendaient des produits agricoles et ils faisaient aussi café. Marius – ou plutôt Gobertier – et Argoud travaillaient ensemble chez Nublat. Plus tard, Gobertier a épousé la fille du patron. Tout cela n’a rien à voir avec la voiture. Mais quand même, les Gobertier n’avaient pas de voiture en 1940, monsieur Nublat lui pouvait en avoir une, je ne sais plus. Gobertier s’est marié dans une bonne maison. Il est arrivé avec rien et il a vécu des Nublat : « Il était plus fort aux cartes qu’au travail ! ».
Je me souviens que des Résistants venant de Saint-Donat ont logé à la maison. Un blessé est resté. Il s’appelait Bourgignon et il était blessé au genou. Mon père l’a soigné. »
Montagne . Vue aérienne août 1948 ( source IGN, photos aériennes, mission août 1948). 1 : le bois du Cognet – 2 : endroit où fut découvert le corps de Münzenberg – 3 : le vieux chemin du « Bois de la Croix-Rouge »
NOTES
(1) Les « cuches » sont des « tas de foin, de quelques fourchées, faits au pré pour que le foin ne soit pas baigné et déterioré par la pluie ou la rosée » (Armand Mante, Patois et Vie et Dauphiné, p. 305).
(2) Le mot « allière » (ou alière) est directement issu du vieux français « alier ». Il désigne l’alisier, arbre dont les baies attirent irrésistiblement les oiseaux et notamment les grives. A noter l’emploi du féminin, que l’on retrouve par exemple dans « ina prunère » (un prunier).
(3) Selon le rapport de gendarmerie établi le 18 octobre 1940, le corps de Münzenberg se trouvait sous un chêne situé 6 mètres au dessous d’un chemin de terre prenant naissance, à 150 m au sud, sur le chemin de grande communication n° 27 (route de Montagne à Saint-Marcellin). La mort semblait remonter à plusieurs mois. Un morceau de cordelette de 0,30 cm, ayant un noeud coulant à l’une de ses extémités, adhérait au cou du mort, un autre morceau, apparemment de la même cordelette, était accroché à l’une des branches du chêne, à 3, 30 m du sol.