« Les temps sont difficiles », chantait Léo Ferré à son époque (laquelle n’était pas plus gaie que la nôtre). Deux mois à peine après la disparition de Jean-Pierre Gelly une autre grande figure de la sphère culturelle ardéchoise disparaît : Gaby Beaume. Le Mas du Barret lui avait consacré une chronique, et nous nous réjouissons aujourd’hui, plaisir amer, d’avoir témoigné de notre respect pour son travail alors qu’il était encore des nôtres (le 8 août 2021). Les quelques mots que j’ajoute aujourd’hui, marqués par la tristesse, tiennent plus de l’invite : il serait temps que soit rendu à son œuvre l’hommage qu’elle mérite. A défaut d’honorer le vivant quand il était temps on peut s’intéresser à cette part de lui-même qui ne s’effacera pas. Les dessins de Gaby Beaume, pour ne parler que d’eux, perpétueront non seulement sa mémoire, mais celle aussi de ce qui fut sa terre aimée, l’Ardèche… Sans même parler des idées et des hommes autour desquels se construisit sa vie.
Ceux qui l’ont fréquenté le savent : les relations avec Gaby Beaume étaient loin d’être « un long fleuve tranquille », pour user de ce cliché si évocateur. Bon vivant, causeur au parler imagé, passionné par le bon vin, la bonne nourriture, sa généalogie familiale (non pas abstraite, archivée, mais concrète : noms, lieux, figures, souvenirs), il était capable de tous les emportements, surtout quand on l’affrontait sur son pré carré, son attachement aux « valeurs » qu’il appelait « de gauche » mais qui, de fait, avaient à voir avec l’engagement communiste. On dira pour faire court que sur ce terrain il était impossible d’engager le « dialogue » avec lui, ou l’on acquiesçait, ou l’on rompait. Le signataire de ces lignes en sait quelque chose. Mais le même signataire sait aussi quel cœur d’or abritait ce physique qui tenait à la fois du tribun rural, de l’instituteur troisième république, avec barbe, et d’un dieu Pan que le bruit d’un bouchon qui saute plongeait dans l’extase – surtout s’il s’agissait d’un vin qu’il avait cultivé lui-même. Ne lui doit-il pas d’être venu le secourir, un froid 31 décembre, dans les lacets gelés du col de l’Escrinet ? Et de l’avoir ramené à son propre domicile (avec son épouse et son chat effaré) après un de ces accidents qu’on dit « de la route », pour partager en compagnie de sa propre épouse un repas de réveillon familial ? Qui, pour être « improvisé » n’avait rien de frugal. C’est le moins que je puisse dire, mais je ne développerai pas.
Reste qu’à côté du militant en sabots qu’il aurait aimé être, il fut un merveilleux professeur. Formé aux Beaux-Arts de Lyon, il enseigna à Luxeuil dans les Vosges avant de revenir au Lycée Astier d’Aubenas. Là, outre son engagement auprès de chaque élève et au sein de la communauté éducative, on lui doit, c’est la signature des grands « profs », un nombre incalculable de vocations artistiques. Ils sont nombreux ceux qui, en ce triste mois de novembre 2022, se sentirent le cœur serré à l’annonce de sa disparition. Le premier coup de main, le premier élan, le premier signe de confiance, cela ne s’oublie jamais. En un sens, là où ils œuvrent, certains dans la BD, d’autres dans la Pub, beaucoup dans leurs propres ateliers, ils perpétuent l’œuvre de leur « maître ». J’emploie ce mot avec la modestie qui était la sienne, lui dont la mère, les tantes, œuvraient dans « l’école », laïque, obligatoire et épanouissante. Oui, le prof Gaby Beaume fut et restera un bon « maître ».
Il le restera, avec une connotation plus aérienne, en tant qu’artiste plasticien. Parce que l’enseignant était aussi un artiste, un artiste dont le talent fut mis bien souvent au service des autres. Ainsi fut-il maquettiste et dessinateur pour André Griffon, l’écrivain, et pour d’autres, via le service d’édition de la Fédération des Œuvres Laïques de l’Ardèche. A qui il offrit nombre de ses dessins pour illustrer sa publication mensuelle « Envol », et pour qui il donna très souvent des coups de mains discrets et efficaces. Je repense à une exposition du peintre Josiane Poquet parrainée par la FOL Ardèche, qui édita quelques temps plus tard plusieurs de ses gouaches sous le titre « Géorgiques ». Dans ces circonstances il ne plaignait ni son temps ni sa peine quelle que soit la modestie des tâches qu’on lui confiait et le peu de reconnaissance qu’il savait ne pas devoir attendre. Gaby Beaume n’était pas un saint (grâce au ciel !), mais il ne mégottait jamais sa générosité.
De l’artiste, il y aurait beaucoup à dire, mais il sera temps d’y revenir quand nous aurons eu accès à celles de ses œuvres, y compris les quelques peintures qu’il accepta de signer – il offrait plus facilement celles de ses élèves ! – qui dorment encore à son domicile. A Nevissac, au pied des Cévennes, le village où grandirent ses deux garçons François et Olivier, et où vinrent plus souvent qu’à leur tour apaiser leur soif et leur faim la plupart des intellectuels, écrivains, hommes de théâtre, journalistes, qui hantèrent la région entre le dernier quart du vingtième siècle et ces dernières années où la maladie ne lui laissa plus l’opportunité d’avoir une vie sociale.
Aujourd’hui, foin des commentaires. Contentons-nous d’admirer un tracé indiscutable, la précision absolue d’un regard qui, paradoxalement, ne se referme pas sur le constat réaliste mais s’ouvre au contraire à la pure émotion, le délicat plaisir de l’évocation.
Il en aurait ri si on le lui avait dit en face, mais le dessinateur Gaby Beaume était un poète.
François Beaume, directeur d’école à Meudon, fils aîné de Gaby Beaume, a prononcé une allocution lors des obsèques de son père. Nombre d’informations contenues dans cet article lui sont dues et je l’en remercie.