Par Jacques Roux
Non le passé n’est plus ce qu’il était. Il suffisait autrefois de réveiller en soi, (comment ? La question ne se pose pas ! Ces choses-là se font dans l’intimité de la conscience. Chacun sa voie) quelque souvenir, visualiser au mieux les images qui se présentaient et leur donner de la chair en les décrivant à quelque proche, puis refermer la boîte, certain d’avoir mis de côté une vérité intangible, sinon éternelle du moins transportable jusqu’à la fin de ses jours. L’invention de la photographie, du cinéma, de l’omnipotent et envahissant « Smartphone » (dire que dans moins de vingt ans on rira de sa caducité !) a changé tout ça. Le passé a son mot à dire dans les jeux de la mémoire et ce qu’il dit, via l’image qu’on en veut figer, a de quoi faire grincer les dents.
Je ne parle pas des photographies qui glissent tout d’un coup d’un album, ou surgissent au détour d’une page du livre où nous l’avions glissée (histoire de signaler plus tard : « j’en étais à ce passage »), images d’une cruauté tranquille qui nous rappellent que nous n’étions pas, le jour où elles furent réalisées, ce que le miroir de ce matin nous a dit de nous. Je ne parle même pas des clichés que nos médias, pieuvre tentaculaire qui nuit et jour étouffe ne serait-ce que l’envie de penser par nous-mêmes, se plaît à diffuser sur ses écrans ou – comment dit-on pour faire branché ? – dans les pages de ses « tabloïds », à savoir le portrait radieux des héroïnes de notre jeunesse, la solaire Bardot, la touchante Gina, l’altière Sophia, confronté à des clichés pris en douce et qui les montrent telles que le temps, logiquement et dans son impassible logique, les a reconfigurées. Cette même logique joue néanmoins contre les artisans de ces perfidies : ils perdront leurs cheveux et leurs fausses dents les prétentieux qui paradent comme les petites vipères aux tenues affriolantes, et il se trouvera, tout aussi logiquement, quelque crapule contente d’elle-même (qui leur ressemble), capable de proférer cette insane mesquinerie : « regardez ce qu’ils sont devenus ! ».
Non ! Je parle, je ne parle que, de ce qui fut décor de notre enfance et qui survit en nous. Un jour, idée imbécile je n’en disconviens pas, on se décide à faire « le pèlerinage » pour le photographier, en garder trace en quelque sorte. Avec une bonne intention peut-être : le montrer à sa compagne, à des enfants de sa famille : « Tu vois c’est là que… ».
Mais voilà, telle la fluide Mireille, revue au détour d’un film dont elle n’était même pas la tête d’affiche mais que sa silhouette gracieuse et fluide illuminait, ce « là que » s’était effondré.
Tout pourri le « là que » ! Tout tristounet de se présenter sous les atours de sa déchéance.
Ainsi ai-je vécu cette expérience (bien commune il va de soi) de retourner dans le village qui abrita quelques années de ma vie, à l’époque où j’allais encore au catéchisme. Pas celui des Sandrine Rousseau ou autres Clémentine Autain – lui manque un H à la belle ? Non, le catéchisme dispensé par le curé et ses dévouées dévotes. Dont ma, déjà « vieille » alors, cousine Augustine dont la tombe aujourd’hui côtoie un « Jardin du Souvenir » qui lui aurait sans doute paru bien prétentieux et hypocrite. De son temps on misait plutôt sur la bonne vieille pierre tombale, protectrice jusqu’au Jugement Dernier des restes que la nature archivait dans l’attente. De temps à autre, divine surprise si j’ose la formule, le père curé (le père Jasserand figure inamovible du « Curé de Saint-Vérand, Isère) nous conduisait, sans doute parce qu’Augustine n’était pas disponible, dans un local proche de la cure dans lequel il avait aménagé une minuscule salle de projection. Et là, bonheur que ne peuvent imaginer des enfants nourris à toutes les images, fictions ou pas, dispensées dans le creux de leurs mains par des « écrans » minuscules mais intarissables, il projetait, avec panne obligée et cafouillages, des diapositives en noir et blanc reprenant les albums de Tintin que nous adorions mais dont nos familles ne pouvaient se permettre l’onéreux achat. Et tous en cœur, avant la projection et pendant les pannes et changements de bobines, nous chantions : « Quand on voit Tintin/Milou n’est pas loin/ Quand on voit Milou/Milou suit Tintin partout »
Hélas, en 2007, année du « pèlerinage » et des photographies que j’offre à l’Histoire ( !), le petit local du père curé gardait certes son petit côté familial, rideau à la fenêtre de la porte, mais décrépi, dégradé, pire que ça : abandonné. Une sorte de Poutine que ses anges gardiens auraient oublié d’amidonner le matin.
Et le décor proche à l’avenant.
Adieu le père Jasserand et Augustine, adieu Tintin et son fidèle Milou, adieu le « vert paradis », citation, des plaisirs de l’enfance, ceux qu’on ne sait pas être des plaisirs quand nous les vivons, mais qui nous suivent jusqu’à la fin comme un idéal impossible à atteindre. Adieu. Les photographies de 2007 transforment les souvenirs riants en spectres hideux, tel l’ombre du vieil Hamlet cherchant son fils sur les coursives du château d’Elseneur.
Ajoutons, pour faire bonne mesure, qu’aujourd’hui, j’écris en l’an 2023, tout a été rasé.
Va savoir où ce rusé Tintin aura entraîné son Milou !