Par Jacques Roux
Il vient de mourir. Son nom l’avait précédé et lui succèdera sans renvoyer nécessairement à la personne qu’il était : la famille d’Abrigeon est d’essence ardéchoise, comme la châtaigneraie, le Pont d’Arc et le mont Gerbier de Jonc. Néanmoins, et même si cette famille est riche de talents multiples (son frère Bruno d’Abrigeon est un sculpteur d’exception) il est de ceux qui laissent quelque chose sur le côté du chemin. Quelque chose, je sais, le terme est vague mais il ouvre bien des voies : un exemple, un message, une œuvre. Il y a tout chez lui. Et pour avoir quelque temps œuvré dans son ombre sans jamais le rencontrer, je dirai : sa modestie. Le genre d’homme qui fait ce qu’il se sent devoir faire, sans nécessairement grimper sur les toits et ameuter la foule. Ce qu’il fut, c’est beaucoup et je ne me sens pas le droit de l’évoquer, mais entre autres il fut photographe. Son talent dans cet art fut porté à la connaissance du public, quasi malgré lui, par l’écrivain, valsois d’origine, Jean-François Lacour. Ce dernier portait le projet d’un livre qui ferait chanter les richesses d’une région qu’il aime, son Ardèche, et il avait besoin pour cela de montrer les visages des êtres dont il parlait, et les lieux, et les tâches, et tout du tout de la vie : ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. Il fit appel à celui qu’il savait capable de le réussir : Jean-Pierre d’Abrigeon, sachant dans le même temps qu’il s’associait au plus discret, efficace, et modeste justement des partenaires. Le livre, « Ardéchois cœur qui rêve », paru en 2003 et qu’il faut avoir le culot et la patience de chercher sur Internet, est une réussite. Le rêve et le cœur y sont à l’honneur, et la beauté, crue et sauvage parfois, de l’Ardèche également.
Hommage
Pour ce livre j’eus quelques lignes à rédiger afin de présenter ce photographe à la fois connu et méconnu. Je me permets de reprendre ici ce qui devient désormais un bref mais sincère hommage.
Portraitiste
En réalité, les mots ne rendent jamais vraiment hommage : quand il s’agit d’artistes, ce sont leurs œuvres qui seules peuvent évoquer leurs mérites et leur valoir gloire et estime. Je me contenterai donc – toutes les images ici présentées sont des extraits, des citations en quelque sorte, du bel ouvrage de Jean-François Lacour, auquel je renvoie donc : pour 35 euros, c’est tout un pan du patrimoine de la France rurale qu’on fait entrer chez soi – de montrer quelques unes des images réalisées par Jean-Pierre d’Abrigeon. C’est à elles que revient l’honneur de ramener leur auteur dans le monde des vivants.
Avant tout, et justement parce qu’il regardait les autres avec une modestie native, sans apprêt, il fut un merveilleux portraitiste. Dans ces portraits des « frères Seuzaret » on voit tout : le dur labeur, la vie des « petites gens (ce qui n’a rien à voir avec ce concept dévoyé dont on salit la rue ces temps-ci : « le peuple » ! – le « pôple » prononçait avec sa gouaille moqueuse Michel Serrault, parodiant les populistes de tous bords), l’implication et la réserve.
Paysagiste et poète
L’ouvrage regorge de paysages, comment pourrait-il en être autrement ? Ceux qui connaissent le Vivarais savent bien que le regard dans cette région ne craint jamais de se lasser, la roche, le torrent, les monts, les près, les bois, les châtaigneraies profondes, les grottes et les hameaux égarés : on peut s’attendre à tout, on n’en est pas moins le plus souvent surpris, sinon sidéré par ce mélange de sauvagerie abrupte et de paisible candeur. Jean-Pierre d’Abrigeon rend compte de tout cela, et des instants de grâce aussi, comme celui de ce berger guidant son troupeau dans la brume. Il y a dans cette image (ici seule une partie de la photographie visible dans le livre est reproduite) un rappel obligé aux récits de l’écrivain ardéchois André Griffon.
Mais l’appel à l’écriture n’est pas obligé, même si dans cet ouvrage l’objectif de Jean-Pierre d’Abrigeon s’est mis au service de la plume de Jean-François Lacour. Il suffit de regarder cette vue d’un arbre, figure solitaire perdue dans l’immense et confrontée aux plus inquiétantes menaces. Représentation symbolique de nos pauvres petites existences ?
Il le savait sans doute : on ne meurt pas tout à fait quand on se fait poème. La photographie chez Jean-Pierre d’Abrigeon tient de l’ascèse : une lente progression vers la sérénité, sans autre prétention que s’ouvrir à la présence du monde autour de soi. Ce monde qui vient de nulle part et s’enfonce dans l’infini. Non, on ne meurt pas tout à fait quand on parvient à le montrer.