par Michel Jolland
Un lecteur – qui souhaite rester anonyme – nous adresse un courrier sympathique dans lequel, après avoir témoigné de son intérêt pour les publications du Mas, il donne son point de vue sur l’article relatif au jardin du Barret, mis en ligne le 6 février. Voici un premier extrait : « J’apprécie fortement des articles tels que celui consacré à votre jardin du Barret. Ils tranchent sur ce qu’on nous donne à lire un peu partout parce que vous y mêlez l’information, des apports à mon sens non négligeables pour l’histoire et la sociologie sur les façons de vivre en milieu rural au milieu du XXème siècle, et le récit vécu, souvent drôle et toujours émouvant. On voit bien ici le lien direct avec les personnes réelles : un témoignage sincère, à la fois premier degré et repensé, mis en perspective. C’est d’ailleurs une des richesses de votre site, très différent de ce qu’on trouve à l’ordinaire sur Internet, sa tranquille assurance dans le mélange des genres, les articles de fond historiques (comme ceux sur le mort de Montagne) ou esthétiques (comme ceux consacrés à Fantin-Latour) à ce qui se présente comme des pochades, parfois en langue patoisante, mais qui rend compte avec justesse d’une vie villageoise en voie de disparition (…) ».
Le courrier se poursuit avec ce témoignage qui, sans que ce soit nécessairement son objectif, ouvre un double débat : « J’ai découvert la transcription orthographique et l’usage que vous attribuez au mot « dessevable » en lisant votre article du 8 septembre 2015, intitulé « Les mots du Barret ». Comme vous évoquez à nouveau ce qualificatif dans « Au Barret, le jardin du mon enfance », je propose, à tout hasard et sans prétention, cette interprétation. Je pense que ce mot « décevable » s’écrivait comme je viens de le faire, dans la lignée de « décevant ». J’y vois comme une extrapolation de l’usage des mots en « able » renvoyant à un participe en « ant » comme « exploitant/exploitable », le « able » donnant une signification d’ordre général et quasi prospective. Je pense que, dans le contexte que vous indiquez (les années 1950 en milieu rural), un individu allant dans les écoles et, pis, vivre en ville, était pour des paysans sachant faire ce qu’il fallait de leurs mains et ne cherchant pas à « péter plus haut que… », tout à fait « décevable ». Un individu dont on ne pourra jamais rien attendre, parfaitement nul en cet instant, décevant donc, mais cela va au-delà : il est porteur d’un futur qui ne pourra qu’apporter désillusion, déception. Par ailleurs, dans la note 3 de votre article, vous précisez que vos grands-parents utilisaient systématiquement « il » ou « elle » à la place de « tu » ou « vous » pour se parler et vous vous demandez s’il faut voir là un lien avec certains usages de la langue italienne, possiblement transmis par l’intermédiaire du franco-provençal. Il se trouve que, lorsque j’apprenais à conduire, dans un lieu assez éloigné de votre village du Dauphiné, mon moniteur d’auto-école commentait ainsi mes prestations : « Il a bien réussi son créneau aujourd’hui » ou « Il prend de l’assurance pour changer de vitesse ». Je ne sais si mon moniteur était natif d’un endroit compris dans l’aire du « franco-provençal », mais, à coup sûr, il y a là une trace de parler populaire, et une trace qui perdure : dire « il est con » à son vis-à-vis qui vient de faire une méchante petite blague, c’est courant. »
Cher lecteur, merci tout d’abord pour votre fidélité au Mas. Votre lettre, ici réduite à quelques simples extraits, regorge en effet de détails révélateurs d’une fréquentation déjà ancienne et particulièrement perspicace des publications de notre site. Merci ensuite d’avoir pris le temps de faire part des observations et souvenirs que vous a inspiré l’article sur le jardin du Barret. Au-delà du témoignage précieux qu’elle apporte, je vois dans cette démarche une amicale interpellation de l’auteur du texte : je me fais donc un plaisir de poursuivre la discussion.
En ce qui concerne le mot « dessevable », il faut d’abord observer que l’orthographe proposée ici correspond à la transcription phonétique d’un mot que j’entendais dans les années 1950, prononcé avec l’accent typique du parler dauphinois populaire, et que je n’avais jamais vu écrit nulle part. Dans le « Dictionnaire Godefroy de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle », le mot est orthographié « decevable », (sans l’accent aigu qui apparaîtra au XVIe siècle), mais d’autres formes sont mentionnées : desevable, descevable, deschevable, descivable, decepvable… On peut admettre que les deux variantes orthographiques que nous utilisons respectivement, « dessevable » et « décevable », sont deux façons d’écrire le même mot. Celui-ci, pensez-vous, résulterait d’une déformation locale de l’adjectif « décevant », adjectif dont non seulement il porterait toute la signification mais auquel il ajouterait une nuance prédictive. De mon côté, je penche pour une survivance du mot médiéval « decevable » dont le sens premier, « trompeur, menteur, faux », se serait adouci pour rejoindre celui de « sot, désobéissant, décevant ». Pour résumer, nos analyses sont proches sur le sens général donné au mot dans le langage familier du Barret au milieu du XXe siècle – car c’est uniquement ce parler très contextualisé qui nous occupe dans ces lignes -, plus éloignées sur son étymologie.
Vous avez tout à fait raison de noter que l’emploi de « il » ou « elle » en lieu et place de « tu » ou « vous » est à la fois familier et assez répandu. Je me demande cependant si ce que j’ai pu observer pendant plusieurs décennies au Barret, à savoir le recours permanent et systématique à la troisième personne du singulier dans les échanges de la vie courante entre mes grands-parents, est de même nature que le détour emprunté par certains locuteurs pour formuler un jugement, comme c’est le cas dans les exemples que vous avancez. S’agit-il d’une influence de la langue italienne arrivée jusqu’à nous par l’intermédiaire du franco-provençal ? Ce n’est qu’une hypothèse fondée sur deux constats : l’emploi de la troisième personne sous la forme « lei » existe en italien et l’aire francoprovençale, telle qu’elle a été fixée en 1873 par le linguiste italien Graziado Isaia Ascoli, s’étend sur un territoire partagé entre trois pays, France, Italie et Suisse. Le département de l’Isère, Saint-Vérand et le Barret sont concernés. J’ajouterai qu’il n’est pas nécessaire de vivre ou d’avoir vécu dans une aire linguistique définie pour utiliser les habitudes langagières qui marquent son identité. Les emprunts de mots, expressions et tournures idiomatiques, entre pays ou régions d’un même pays, sont monnaie courante. C’était vrai au XXe siècle, c’est encore plus patent aujourd’hui. Je ne saurais mieux terminer cette note qu’en laissant à l’Académie française, référence prestigieuse à mes yeux, le soin d’apporter son éclairage sur la problématique abordée (https://www.academie-francaise.fr/il-ou-elle-employe-la-place-de-vous).
Cher lecteur, encore une fois, merci pour votre contribution significative. Le débat reste ouvert et tous les apports complémentaires seront bienvenus.